Le fait est que nous n’avons absolument rien à voir . L’écorché est un athlète adulte. Il a les épaules larges. Il se tient droit sur ses jambes musclées. Moi, je ne ressemble à rien. Je suis un enfant mou, blanc, à la poitrine creuse, si maigre qu’on pourrait glisser le courrier sous mes omoplates ( dixit Violette). Nous avons pourtant un point commun : nous sommes transparents tous les deux. On voit nos veines, on peut compter nos os, mais aucun de mes muscles à moi n’est visible. Je n’ai que la peau, les veines, le mou et les os. Rien n’est tenu, comme dirait maman. C’est vrai. Du coup, n’importe qui peut prendre ma vie, m’attacher à un arbre, m’abandonner dans la forêt, me nettoyer au jet, se moquer de moi ou dire que je ne ressemble à rien. Ce n’est pas toi qui me défendrais, hein ? Tu me laisserais boulotter par les fourmis, toi ! Tu me chierais dessus !
Eh bien moi , je vais te défendre ! Je te défendrai même contre moi ! Je vais te faire des muscles, je vais fortifier tes nerfs, je vais m’occuper de toi tous les jours, je vais m’intéresser à tout ce que tu ressens.
13 ans, 1 mois, 4 jours
Samedi 14 novembre 1936
Papa disait : Tout objet est d’abord objet d’intérêt. Donc mon corps est un objet d’intérêt. Je vais écrire le journal de mon corps.
13 ans, 1 mois, 8 jours
Mercredi 18 novembre 1936
Je veux aussi écrire le journal de mon corps parce que tout le monde parle d’autre chose. Tous les corps sont abandonnés dans les armoires à glace. Ceux qui écrivent leur journal tout court, Luc ou Françoise, par exemple, parlent de tout et de rien, des émotions, des sentiments, des histoires d’amitié, d’amour, de trahison, des justifications à n’en plus finir, ce qu’ils pensent des autres, ce qu’ils croient que les autres pensent d’eux, les voyages qu’ils ont fait, les livres qu’ils ont lus, mais ils ne parlent jamais de leur corps. Je l’ai bien vu cet été avec Françoise. Elle m’a lu son journal « en grand secret » alors qu’elle le lit à tout le monde, Étienne me l’a dit. Elle écrit sous le coup de l’émotion mais elle ne se rappelle presque jamais quelle émotion. Pourquoi as-tu écrit ça ? Je ne sais plus. Du coup, elle n’est plus très sûre du sens de ce qu’elle écrit. Moi, dans cinquante ans, je veux que ce que j’écris aujourd’hui dise la même chose. Exactement la même chose ! (Dans cinquante ans, j’aurai soixante-trois ans.)
13 ans, 1 mois, 9 jours
Jeudi 19 novembre 1936
En repensant à toutes mes peurs, j’ai établi cette liste de sensations : la peur du vide broie mes couilles, la peur des coups me paralyse, la peur d’avoir peur m’angoisse toute la journée, l’angoisse me donne la colique, l’émotion (même délicieuse) me flanque la chair de poule, la nostalgie (penser à papa par exemple) mouille mes yeux, la surprise me fait sursauter (même une porte qui claque !), la panique peut me faire pisser, le plus petit chagrin me fait pleurer, la fureur me suffoque, la honte me rétrécit. Mon corps réagit à tout. Mais je ne sais pas toujours comment il va réagir.
13 ans, 1 mois, 10 jours
Vendredi 20 novembre 1936
J’ai bien réfléchi. Si je décris exactement tout ce que je ressens, mon journal sera un ambassadeur entre mon esprit et mon corps. Il sera le traducteur de mes sensations.
13 ans, 1 mois, 12 jours
Dimanche 22 novembre 1936
Je ne vais pas seulement décrire les sensations fortes, les grandes peurs, les maladies, les accidents, mais absolument tout ce que mon corps ressent. (Ou ce que mon esprit fait ressentir à mon corps.) La caresse du vent sur ma peau, par exemple, le bruit que fait en moi le silence quand je me bouche les oreilles, l’odeur de Violette, la voix de Tijo. Tijo a déjà la voix qu’il aura quand il sera grand. C’est une voix sablée , comme s’il fumait trois paquets de cigarettes par jour. À trois ans ! Quand il sera adulte, sa voix ne sera plus aiguë, bien sûr, mais ce sera la même voix sablée, avec le rire derrière les mots, j’en suis certain. Comme dit Violette en parlant des colères de Manès : On peut crier autant qu’on veut, on a la voix qu’on a !
13 ans, 1 mois, 14 jours
Mardi 24 novembre 1936
Notre voix est la musique que fait le vent en traversant notre corps. (Enfin, quand il ne ressort pas par le bas.)
13 ans, 1 mois, 26 jours
Dimanche 6 décembre 1936
J’ai vomi en revenant de Saint-Michel. Rien ne me met plus en colère que vomir. Vomir c’est être retourné comme un sac. On te retourne la peau. Par secousses. En l’arrachant. Tu résistes mais on te retourne. Le dedans dehors. Exactement comme lorsque Violette écorche un lapin. L’autre côté de ta peau. C’est ça, vomir. Ça me fait honte et ça me met dans des fureurs terribles.
13 ans, 1 mois, 28 jours
Mardi 8 décembre 1936
Toujours me calmer avant de noter quelque chose.
13 ans, 2 mois, 15 jours
Vendredi 25 décembre 1936
Hier soir, le cadeau de maman a été cette question : Crois-tu vraiment avoir mérité un cadeau pour Noël ? J’ai repensé aux scouts et j’ai répondu non. Mais c’est surtout parce que je ne voulais rien d’elle. Oncle Georges, lui, m’a offert deux haltères de deux kilos et Joseph un appareil pour développer les muscles qui s’appelle un extenseur. Ce sont cinq cordons de caoutchouc reliés à deux poignées de bois. Il faut prendre les poignées et tendre l’extenseur le plus grand nombre de fois possible. Dans le mode d’emploi, on voit la photo d’un homme avant qu’il ait acheté les extenseurs et le même homme six mois plus tard. On ne le reconnaîtrait pas. Sa cage thoracique a doublé de volume et ses élévateurs lui font un cou de taureau. Pourtant, il n’en faisait que dix minutes par jour .
13 ans, 2 mois, 18 jours
Lundi 28 décembre 1936
Nous avons joué à nous évanouir, Étienne et moi. C’était bien. L’autre se place derrière toi, il te prend dans ses bras, te comprime la poitrine le plus fort possible pendant que tu vides tes poumons. Une fois, deux fois, trois fois, en serrant de toutes ses forces, et quand il n’y a plus d’air du tout dans ta poitrine, tes oreilles bourdonnent, la tête te tourne, tu t’évanouis. C’est délicieux. On se sent partir, dit Étienne. Oui, ou chavirer, ou couler… En tout cas, c’est vraiment délicieux !
13 ans, 3 mois
Dimanche 10 janvier 1937
Dodo m’a réveillé, en pleine nuit. Il pleurait. Je lui ai demandé pourquoi, il n’a pas voulu me le dire. Alors je lui ai demandé pourquoi il me réveillait. Il a fini par me dire que ses copains le moquaient parce qu’il faisait pipi moins loin qu’eux. J’ai demandé jusqu’où. Il m’a dit pas loin. Maman ne t’a pas appris ? Non. Je lui ai demandé s’il avait envie maintenant. Oui. Je lui ai demandé s’il roulait bien sa chaussette avant de faire pipi. Il m’a dit : Quoi ma chaussette ? Nous sommes allés sur le balcon et je lui ai montré comment rouler sa chaussette. C’est Violette qui m’a appris le truc, dans mon bain, quand j’étais petit : Roule donc ta chaussette qu’il n’aille pas nous faire des champignons, celui-là ! Son petit bout est sorti et il a pissé très loin, jusque sur le toit de la Hotchkiss des Bergerac. Elle était garée sous la maison. Il a pissé aussi loin que la largeur du trottoir. Il était tellement content qu’il faisait pipi en riant. Ça envoyait le jet encore plus loin, par secousses. J’ai eu peur que maman ne se réveille et je lui ai mis la main sur la bouche. Il a continué de rire dans ma main.
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