28 ans, 7 mois, 25 jours
Mercredi 4 juin 1952
Une des manifestations les plus étranges de mes états d’angoisse, c’est cette manie de me dévorer le dedans de la lèvre inférieure. Cela remonte à ma plus petite enfance. Malgré ma résolution de ne plus le faire je m’y adonne à chaque crise avec une cruauté méticuleuse. Dès les premiers symptômes, l’intérieur de ma lèvre semble anesthésié et mes prémolaires s’amusent à y arracher des petits lambeaux d’une peau qui paraît morte. Cela vient sans douleur, comme si je pelais un fruit. Mes incisives jouent quelques secondes avec ces épluchures de moi-même, puis je les avale. Cette autodévoration se poursuit jusqu’à ce que mes dents atteignent une profondeur de ma lèvre où la chair devient sensible à la morsure. Viennent la première douleur et le premier sang. Une limite est atteinte. Il faut arrêter. Mais le désir est grand d’aller titiller cette plaie. Soit en l’approfondissant à petits coups de dents qui accentuent le supplice jusqu’à me faire venir les larmes aux yeux, soit en comprimant la lèvre blessée par un mouvement de succion qui la fait saigner davantage. Le jeu consiste alors à vérifier sur un mouchoir ou sur le dos de ma main la rouge qualité de ce sang-là. Étrange torture que s’inflige depuis l’enfance un type qui n’est pas particulièrement porté aux pratiques masochistes. Je me maudirai pendant tout le temps que durera la cicatrisation, en éprouvant la peur vague d’avoir atteint la limite du supplice au-delà de laquelle cette chair tant sollicitée refusera de cicatriser. Petit rituel hystérique à composante suicidaire pratiqué depuis quand ? Depuis la perte de mes dents de lait ?
29 ans
Vendredi 10 octobre 1952
Mon anniversaire. Je m’en souviendrai ! Brandissant Bruno pour le présenter aux invités comme la huitième merveille du monde, je suis tombé avec lui dans l’escalier. Je suis tombé en avant et j’ai roulé jusqu’au bas des marches. Onze exactement. Instinctivement je me suis refermé sur Bruno. Tout en roulant, j’ai maintenu sa tête contre ma poitrine, je l’ai protégé de mes coudes, de mes biceps, de mon dos, j’étais une coque refermée sur mon fils et nous roulions jusqu’au bas des marches dans un grand concert de hurlements. Tous les invités étaient arrivés. J’ai senti le tranchant des marches contre le dos de mes mains, les os de mon bassin, mes rotules, mes chevilles, ma colonne vertébrale, mes épaules, mais je savais, tout en roulant, la poitrine creusée et l’estomac rentré, que Bruno était parfaitement en sécurité contre moi. Je me suis instinctivement métamorphosé en amortisseur humain. Bruno n’aurait pas couru plus de risque enveloppé dans un matelas. Je n’ai pourtant jamais fait de judo, pas appris à tomber. Manifestation spectaculaire de l’instinct paternel ?
29 ans, 2 mois, 22 jours
Jeudi 1 erjanvier 1953
Hier soir réveillon chez R. Distribution de cigares. Débat sur les mérites comparés de Cuba, Manille et je ne sais quels autres pays producteurs de tabac. Mon avis est requis. Mais, à voir ces connaisseurs couper leurs barreaux de chaise avec componction, je n’ai pu m’enlever de l’idée que l’anus, sectionnant l’étron, remplit la fonction d’un coupe-cigare. Et le visage, dans les deux circonstances, arbore la même expression appliquée.
29 ans, 5 mois, 13 jours
Lundi 23 mars 1953
Je ne pensais pas qu’un enfant pouvait naître en souriant. C’est pourtant le cas de Lison, née cet après-midi, à cinq heures et dix minutes, ronde, lisse, reposée, avec le sourire d’un petit bouddha massif et chauve, qui pose sur le monde un regard où réside une intention d’apaisement manifeste. Mon premier réflexe devant un nouveau-né — c’était déjà le cas à la naissance de Bruno — n’est pas de jouer au puzzle des ressemblances mais plutôt de chercher sur ce visage tout neuf les signes d’un tempérament. Ma petite Lison, méfie-toi d’un père qui, d’entrée de jeu, t’attribue la faculté de pacifier le monde.
29 ans, 7 mois, 28 jours
Dimanche 7 juin 1953
Cette différence entre le câlin de pure tendresse et celui que l’on consent pour en finir avec les pleurs. Dans le premier cas le bébé se sent au centre de l’amour, dans le second il sent l’envie de le jeter par la fenêtre.
30 ans, 1 mois, 4 jours
Samedi 14 novembre 1953
D’où vient à Mona cette aisance dans la manipulation des bébés ? J’ai toujours peur, moi, de les casser. D’autant que, Lison dans mes bras, Bruno trépigne pour lui faucher la place. Déficience de la langue française : manchot j’étais en portant Bruno, manchot je demeure en portant Bruno et Lison. Qu’on ait perdu un bras ou les deux, on ne dispose que d’un seul mot : manchot. Les unijambistes et les culs-de-jatte sont mieux traités, les borgnes et les aveugles aussi.
30 ans, 3 mois, 18 jours
Jeudi 28 janvier 1954
Ce rêve inracontable. L’angoisse me réveille à cinq heures du matin. Plus exactement, je sais que l’angoisse m’attend à la sortie du sommeil. Je dors encore mais je sens que je vais être arraché à mon sommeil par le forceps de l’angoisse, le cœur saisi comme une tête d’enfant. Ah, pas cette fois, non ! Je ne le veux pas ! Non ! Par une habile torsion mon cœur s’arrache à cette pince et mon corps échappe à l’angoisse ; il replonge dans le sommeil avec une aisance de marsouin, sommeil qui a changé de nature, ou plutôt de texture, sommeil devenu matière lucide d’un bien-être familier, refuge où l’obtuse angoisse ne pourra pas m’atteindre, un sommeil qui COMPREND TOUT : Mon corps vient de plonger dans les Essais de Montaigne ! Sur quoi, je me réveille et note aussitôt que je me suis réfugié dans la fluide épaisseur des Essais , la matière même de ce livre, de cet homme !
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NOTE À LISON
Interruption de deux ans. Ici encore la tenue du journal a cédé la place à la construction du bonhomme social. Ascension professionnelle, bagarres politiques, débats en tout genre, articles, discours, rencontres, voyages aux quatre coins du monde, conférences, colloques, matière première de ces Mémoires que, trente ans plus tard, Étienne voulait absolument que j’écrive. Mona n’avait pas la même vision des choses : On sauve le monde, on sauve le monde, mais loin des nourrissons ! De fait, Bruno m’a souvent reproché de s’être senti orphelin pendant cette période. De là, sans doute, notre mésentente.
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32 ans, 4 mois, 24 jours
Lundi 5 mars 1956
En accueillant Tijo à sa sortie de prison, ce matin, je me suis brusquement ressouvenu de sa naissance. Ou, plus exactement, que je l’ai vu naître ! Au sens propre, « en direct », surgir entre les cuisses de Marta, paupières et poings serrés, comme s’il plongeait dans la vie absolument déterminé à en découdre, déjà. J’avais dix ans, et j’avais complètement refoulé cette image. Mais de le voir ce matin expulsé par le portillon de la maison d’arrêt (une fente découpée dans l’immense tôle noire du portail, lui-même enchâssé dans la pierraille rousse du mur d’enceinte) m’a instantanément rappelé son apparition entre les cuisses de Marta, laquelle gueulait avec ampleur, ce qui avait dû me pousser à ouvrir la porte de sa chambre, et Violette, pas plus inquiète que ça des mugissements de sa plantureuse belle-sœur, m’avait chassé, « Mais qu’est-ce que tu fiches là toi, allez, ouste ! », et j’avais claqué la porte pour coller aussitôt mon nez à la fenêtre et voir Violette brandir Tijo tout entier, Violette hilare, en dépit de ses mains ensanglantées, Marta en sueur dans un lit marécageux, Tijo noiraud et cramoisi, gueulant à son tour de tous ses poumons, moi-même soudain arraché de la fenêtre par une force gigantesque et me trouvant face à un Manès livide, fumant de gnôle, et qui me demande, comme si ma vie dépendait de ma réponse : Alors, c’est un gars ou une garce ? C’était un gars. Mais si petit qu’à peine baptisé Joseph (en l’honneur de Staline) il est devenu Tijo. Le portillon de la prison s’est refermé dans son dos, Tijo a jeté un œil à droite et à gauche sur ses perspectives de liberté, avant de m’apercevoir sur le trottoir d’en face, et de largement m’ouvrir les bras en se marrant.
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