Qui vous a mis dans cet état ? me demande Tomassin quand je m’assieds à mon bureau. Ma narine tuméfiée débordant d’un coton sanglant et mon œil à demi fermé par réaction mécanique me font une tête d’interrogatoire musclé. Comme l’autre narine est bouchée par la pression qu’exerce la première sur la paroi de mon nez, je respire bouche ouverte, lèvres sèches, et ne m’exprime qu’en labiales d’ivrogne sévèrement imbibé. Tomassin m’aurait volontiers renvoyé chez moi (moins par compassion que pour son hygiène personnelle) mais nous devons recevoir les Autrichiens et « nous n’avons pas les moyens de mettre ce contrat en péril ». Hélas, comme je me penche pour baiser la main gantée que me tend la baronne von Trattner, la femme du ministre (Gerda de son prénom), mon bouchon saute et le geyser de sang qui éclabousse cette dentelle de Venise compromet sérieusement le contrat. Verzeihen Sie bitte, Baronin !
27 ans, 5 mois, 13 jours
Vendredi 23 mars 1951
Semaine de Pâques. Voyage de noces . Selon Mona, Venise, qui donne tout à voir, est le paradis des aveugles. Pas besoin d’yeux pour s’y sentir pleinement voyant. Cette capitale du silence est la ville sonore par excellence. Entre le morne piétinement des touristes et le claquement décidé des talons vénitiens, l’envol des pigeons sur les places et le miaulement des mouettes, l’appel singulier des marchés — fleurs, poissons, fruits, brocantes —, la clochette des vaporetti , le staccato des marteaux piqueurs, l’accent vénitien moins rythmé, plus lagunaire que tous les autres dialectes italiens, tout ici s’adresse à l’oreille. Cannaregio ne résonne pas comme les Zattere, aucune rue, aucune place ne rend le même son. Venise est un orchestre, affirme Mona qui m’oblige à reconnaître nos trajets à leur résonance, les yeux fermés, la main sur son épaule, en me faisant promettre que si l’un de nous deux perd un jour la vue l’autre s’installera ici avec lui. Cerise sur le gâteau, l’acqua alta nous donne l’autorisation de marcher dans les flaques.
27 ans, 5 mois, 14 jours
Samedi 24 mars 1951
Hier, Venise par les oreilles, aujourd’hui Venise par le nez, toujours les yeux fermés. Imagine que tu sois aveugle et sourd, propose Mona, il faudrait que tu les reconnaisses au nez, ces sestieri , pour ne pas te perdre ! Alors, renifle : Le Rialto sent le poisson, les approches de San Marco sentent le cuir de luxe, l’Arsenal sent la corde et le goudron, affirme Mona dont l’odorat remonte jusqu’au XII esiècle. Comme je plaide pour visiter tout de même un musée ou deux, elle objecte que les musées sont dans les livres, c’est-à-dire dans notre bibliothèque.
27 ans, 5 mois, 16 jours
Lundi 26 mars 1951
Venise est la seule ville au monde où l’on peut faire l’amour appuyé chacun contre une maison.
27 ans, 7 mois, 9 jours
Samedi 19 mai 1951
En voyant Étienne s’admirer dans un miroir, je m’avise que je ne me suis jamais vraiment regardé, moi, dans une glace. Jamais un de ces coups d’œil innocemment narcissiques, jamais une de ces saisies coquines qui vous font jouir de votre image. J’ai toujours réduit les miroirs à leurs fonctions. Fonction d’inventaire quand adolescent j’y vérifiais la croissance de mes muscles, fonction vestimentaire quand il faut accorder cravate, veste et chemise, fonction de vigilance quand je me rase le matin. Mais la vision d’ensemble ne me retient pas. Je n’entre pas dans le miroir. (Peur de ne pas en ressortir ?) Étienne, lui, se regarde pour de bon ; comme tout un chacun il plonge en son image. Moi non. Les éléments de mon corps me constituent sans me caractériser. Bref, je ne me suis jamais vraiment regardé dans une glace. Ce n’est pas vertu, c’est distance plutôt, cette irréductible distance que ce journal cherche à combler. Quelque chose en mon image me demeure étranger. Au point qu’il m’arrive de sursauter quand j’en fais la rencontre inattendue, dans une vitrine de magasin. Qui est-ce ? Rien, du calme, ce n’est que toi. Depuis mon enfance je mets à me reconnaître un temps que je n’ai jamais rattrapé. En matière de reflet je préfère le regard de Mona. Ça va ? Ça va, tu es parfait. Ou celui d’Étienne, avant d’aller à un meeting. Ça va ? Ça va, tu ne feras pas tomber les jupes mais tu emporteras les convictions.
27 ans, 7 mois, 10 jours
Dimanche 20 mai 1951
Au fond, je serais bien empêché de dire à quoi je ressemble.
28 ans, 3 jours
Samedi 13 octobre 1951
J’ai cru vaincre le vertige dans mon enfance mais je le sens toujours là, tapi dans mes testicules, dès que j’approche du vide. Un petit combat s’impose alors. J’en ai encore fait l’expérience hier, sur les falaises d’Étretat. Pourquoi le vertige se manifeste-t-il d’abord chez moi par la strangulation des testicules ? En est-il de même chez les autres ? En ce qui me concerne, dans ces moments-là, les couilles sont le centre de tout ; un goulet d’étranglement qui diffuse la peur en gerbes puissantes, vers le haut et vers le bas. Comme si elles se substituaient au cœur pour pulser dans mes veines un geyser de sable qui abrase tout le réseau sanguin, bras, torse, jambes. L’explosion de deux bourses de sable. Naguère elle me paralysait.
28 ans, 4 jours
Dimanche 14 octobre 1951
Demandé à Mona si les ovaires sont eux aussi les sentinelles du vertige. Réponse : non. En revanche, mes testicules se sont à nouveau étranglés quand je l’ai vue s’approcher du bord de la falaise. J’ai eu le vertige à sa place. Couilles empathiques ?
Pendant ces expériences m’est revenue l’anecdote de ce promeneur tombé d’une falaise. Il fait un faux pas, glisse quelques mètres sur des éboulis et bascule dans le vide. Horrifiés, ses amis continuent de hurler quand lui-même cesse d’avoir peur. Il estime que la terreur l’a quitté à la seconde où il s’est su perdu. Sa vie durant, il s’est souvenu de cette perte de l’espoir comme de l’expérience même de la béatitude. C’est le feuillage d’un arbre qui l’a finalement sauvé. La peur est revenue avec l’espoir qu’on le sorte de là.
28 ans, 1 mois, 3 jours
Mardi 13 novembre 1951
Sortie de table à la cantine. Martineau rote discrètement, le poing fermé devant sa bouche. Je constate une fois de plus que le rot de l’autre, qui me donne directement accès à la fermentation de son estomac, m’incommode davantage que ses pets, dont l’odeur me paraît moins intime, plus universelle. En d’autres termes, je me trouve plus indiscret en sentant un rot qu’en humant un pet.
28 ans, 2 mois, 17 jours
Jeudi 27 décembre 1951
Naissance de Bruno. Un bébé nous est né. Installé à la maison comme s’il était là depuis toujours ! J’en reste sans voix. Mon fils m’est un objet de stupeur familière.
28 ans, 3 mois, 17 jours
Dimanche 27 janvier 1952
Devenir père, c’est devenir manchot. Depuis un mois je n’ai plus qu’un bras, l’autre porte Bruno. Manchot du jour au lendemain. On s’y fait.
28 ans, 7 mois, 23 jours
Lundi 2 juin 1952
Réveillé la gorge nouée, la respiration brève, le poumon étriqué, les dents serrées et l’humeur sombre sans raison particulière. Ce que maman appelait : « Faire de l’angoisse. » Fiche-moi la paix, je fais de l’angoisse ! Combien de fois l’aurai-je entendu prononcer cette phrase alors que je ne faisais rien d’autre que de mener à ses côtés ma vie d’enfant trop sage ? Elle avait les sourcils froncés, l’œil noir (son œil si bleu !), un visage qui, si je puis dire, se regardait méchamment de l’intérieur, peu soucieux de l’effet qu’il produisait au-dehors. À Dodo je disais : Qu’as-tu encore fait à maman ?
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