19 ans, 2 mois, 22 jours
Vendredi 1 erjanvier 1943
Un détail que j’ai oublié de noter. Maman, ouvrant la porte de ma chambre et me surprenant nu devant l’armoire : Qu’est-ce qui se passe, tu te trouves beau ?
19 ans, 2 mois, 24 jours
Dimanche 3 janvier 1943
Sexe masculin : pénis, verge, membre, bite, queue, pine, nœud, polard, zob, braquemart, biroute, dard, vit, zizi, etc. Testicules : bourses, couilles, roustons, joyeuses, parties, roubignoles, roupettes, valseuses, glaouis, rouleaux, noix, etc. Une débauche lexicale pour nommer cet appareil génital que le physiologiste répugne à représenter.
19 ans, 3 mois, 4 jours
Jeudi 14 janvier 1943
Épilogue inattendu de l’affaire Violaine. Cela commence par une engueulade dans la rue avec Étienne qui juge « inqualifiable » mon attitude envers la sœur de son ami Hervé. Attirer cette fille dans ta piaule et ne pas la toucher, te rends-tu compte de l’humiliation ? Et puis de quoi ai-je l’air vis-à-vis d’Hervé ? C’est moi qui t’ai fait inviter, tout de même ! Étienne hors de lui et moi prêt à lui foutre mon poing sur la gueule. Par bonheur une de ses phrases m’a retenu. Il est vrai qu’elle n’est pas jolie, jolie, cette fille, mais raison de plus ! Tu aurais pu t’en aviser avant, ce n’est pas la première fois que tu la vois ! Des mois qu’elle parle de toi à son frère ! Et des jours qu’elle pleure à présent ! Tu frises l’assassinat, mon vieux, j’ai eu toutes les peines du monde à calmer Hervé ! Pas jolie ? Violaine ? Non, Violaine se trouve laide, le visage ingrat, trop plat, un visage de carpe selon elle, et le teint trop mat, c’est son frère lui-même qui le dit. Tu ne la trouves pas un peu moche, toi ? Violaine laide, moi, non, je ne trouve pas. Oh que non ! Bon Dieu, cette splendeur persuadée d’avoir été répudiée pour cause de laideur ! Par ma faute ! Blessée aux larmes ! Violaine seule face à un miroir de souffrance ! Tout comme moi ! Honte, panique, ignorance et solitude dans les deux camps, alors ?
19 ans, 3 mois, 6 jours
Samedi 16 janvier 1943
Ce soir dans un louable souci de briser la glace entre nous, Étienne souligne l’humour paradoxal de la situation : un frère furieux que sa sœur n’ait pas été déshonorée ! Ce que c’est que la modernité, tout de même ! Du coup je lui ai tout raconté. Il a conclu, pratique : Fiasco de puceau ? Fais comme tout le monde, va au bordel, c’est une excellente école pour ça ! Tu y es allé, toi ? Non. Et Rouard ? Non plus. Et Malemain ? Il dit qu’il n’a pas voulu parce que la pute était maréchaliste.
Nous en sommes restés là.
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NOTE À LISON
Ma chère Lison
Une note contextuelle cette fois. « Pendant ce temps », comme disaient les bandes dessinées de ton enfance, Marseille connaissait les attentats du Vieux Port ; le 3 janvier exactement. Une bombe dans un bordel réservé aux troupes allemandes, une autre dans la salle à manger de l’hôtel Splendide. Nombreuses victimes. Ensuite, une série de rafles où disparut mon ami Zafran, puis le dynamitage du Panier par les Allemands : mille cinq cents immeubles détruits et le tympan de mon oreille gauche endommagé pour un certain temps. Fin janvier on créait la Milice et en février commençait la pêche aux STO. À ceux que ces aggravations déprimaient, Étienne expliquait qu’il y voyait au contraire un tournant décisif de la guerre. Le boche s’énervait, c’était le début de la fin nazie. Il avait raison.
*
19 ans, 6 mois, 9 jours
Lundi 19 avril 1943
Bagarre générale au réfectoire provoquée par la disparition de Zafran. Malemain qui plaidait sa cause est tombé dans une embuscade. J’ai frappé sec et méchant pour le sortir de là. Énergie décuplée par l’humiliation sexuelle, j’imagine. Mesdames et messieurs prenez garde au puceau déficient, c’est une graine d’assassin. Un domaine au moins où mon corps répond à l’appel. Aidé par ma parfaite connaissance de l’écorché je me suis offert la joie féroce de taper où ça fait mal. Ivresse du combat sans peur ! Rouard et ses quatre-vingt-huit kilos ne se sont pas mal débrouillés non plus. Renvoi probable. Préparation du concours en candidat libre. Si j’y suis autorisé…
19 ans, 6 mois, 13 jours
Vendredi 23 avril 1943
Retrouvé Étienne dans le train qui me ramène à la maison, motif de renvoi en poche. Étienne, le plus sérieusement du monde, comme s’il venait de lire cette information dans le manuel de médecine qu’il tient ouvert sur ses genoux, demande aux trois autres passagers de notre compartiment — deux hommes, une femme — s’ils savaient que les nerfs et les artères dont dépend notre appareil génital portent les noms de nerf honteux et artère honteuse . On sort la tête du journal, on quitte le paysage des yeux, on s’interroge du regard, et non, on convient avec un sourire gêné qu’on ne le savait pas. Étienne, dont le ton se fait cassant, affirme que par ces temps de révolution nationale la chose est proprement scandaleuse. Il regarde la couverture du manuel, lit à voix haute le nom de l’auteur et décrète que considérer les organes de la reproduction comme des objets de honte quand le Maréchal nous exhorte tous les dimanches à repeupler la France est une attitude délibérément antipatriotique ! Et vous, monsieur, qui ne semblez pas vous intéresser à la question, me demande-t-il comme si nous ne nous connaissions pas, qu’en pensez-vous ? Je mime la surprise avant de proposer timidement, en interrogeant du regard les trois autres passagers, que les nerfs et artères susnommés soient rebaptisés Nerf du Redressement National et Artère de la Famille Nombreuse . Personne ne flaire le canular, on prend un air réfléchi et, le plus sérieusement du monde, on acquiesce. La dame avance même d’autres propositions.
Sale époque.
19 ans, 6 mois, 16 jours
Lundi de Pâques, 26 avril 1943
Fermantin et deux types sont passés à la maison pour me recruter. Fermantin ignore mon renvoi du bahut, il me croit en vacances. Maman l’accueille joyeusement et l’envoie dans ma chambre. Dans son uniforme et sous son béret de milicien il a une allure très commedia dell’arte. En pas drôle. J’étais en train de réviser le concours et, dans un de ces « accès de posture » qui me font sourire chez les autres, j’ai déclaré à mon vieux camarade que je n’entrerai jamais dans la milice, que je considérais même cette proposition comme une insulte. Il s’est retourné vers ses d’eux comparses (je ne les connaissais pas, l’un d’eux était aussi en uniforme) et il a dit : Une insulte ? Mais non, c’est ça, une insulte ! Et il m’a craché au visage. Fermantin crache sur tout un chacun depuis sa petite enfance. Je suis un des rares sur lesquels il n’avait pas encore glavioté ; en conséquence, si le crachat m’a surpris il ne m’a pas étonné. Ceci compensant cela j’ai pu garder mon calme. Je n’ai pas bronché, pas même cherché à esquiver. J’ai entendu le « ptttuit », j’ai vu venir le crachat, je l’ai senti s’écraser sur mon front, puis couler entre l’arête de mon nez et ma pommette gauche, assez semblable, ma foi, à une éclaboussure d’eau tiède. Je ne me suis pas essuyé. Je me suis concentré sur la sensation — assez banale — au détriment du symbole, réputé infamant. Si j’avais bronché, ils m’auraient massacré. La salive ne s’écoule pas aussi vite que l’eau sur la peau. Elle est mousseuse, elle chemine par à-coups. Elle sèche sans vraiment s’évaporer. L’un des deux autres types, celui qui portait l’uniforme (Fermantin et lui étaient armés), a dit que de toute façon chez eux on ne recrutait que des hommes. Je n’ai pas relevé. J’ai senti les restes du crachat trembler sur la commissure gauche de mes lèvres. Une seconde, j’ai pensé que je pourrais le récupérer d’un coup de langue et le renvoyer à l’expéditeur mais je me suis abstenu, j’avais assez sacrifié à la posture. On se reverra, a dit Fermantin sans me quitter des yeux. Théâtral, il a répété, en quittant ma chambre à reculons, le doigt tendu vers moi : On se reverra petite fiotte. J’écris cette page avant de me remettre au travail. Demain, je file à Mérac.
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