À nouveau les esprits s’emballèrent, effet distrayant pour qui peinait sous l’effort. Une noble dame à l’âme de catin ? Un ange aux courbes de pécheresse ? Une créature exotique aux mœurs sauvages ? Une matrone contrefaite mais rouée ? Une nonne apostate ? Une inapaisable novice ? Une diablesse publique ? Si chacun avait avancé son hypothèse, il n’y en aurait pas eu deux semblables.
Pour en finir avec les conjectures, l’homme présenta sa compagne, une demoiselle comme une autre, ni sauvageonne ni cousue d’or, une honnête cueilleuse dont le seul secret consistait à ne pas divulguer ses coins riches en herbes rares.
Pour les voisins, l’affaire était entendue : une fois la frénésie des sens assouvie, une fois le charme de la rencontre estompé, les amants obéiraient eux aussi aux vicissitudes de l’existence. Au premier-né, ils auraient mis un terme aux roucoulades et quitté leur isolement pour vivre selon les règles et sous la protection de la communauté.
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Or leurs sorties s’espacèrent de plus en plus. Les villageois, qui tous avaient connu la famine, s’interrogèrent sur l’incroyable tempérance de ces deux-là, comme s’ils gagnaient en force au fil des privations. Par ailleurs, était-il humainement possible de vivre comme des prisonniers, sans peine à purger ni geôliers pour contraindre ? Et pourquoi n’étaient-ils pas soumis à cette loi naturelle qui veut que toute activité pratiquée à l’excès, y compris les plus aimables, comme la compagnie galante, la conversation, la flânerie, engendrât nécessairement l’ennui ?
Tant de supputations échauffaient les consciences, et ce travail-là créait d’heureuses retombées. Les imaginations laissées en jachère par trop de misère se révélaient enfin foisonnantes de fruits délicieux comme amers, si bien que dans le hameau hommes et femmes menaient une vie secrète pleine de fantasmagories, de désirs inassouvis et de projets grandioses. Et peut-être posaient-ils là, à travers leurs divagations, les prémices d’une légende à venir. Comme un manque à combler, un besoin d’explorer une part obscure d’eux-mêmes, un souci collectif de répondre aux questionnements par des allégories et de donner aux inquiétudes des ressorts pittoresques. Au coucher, leurs délicates obsessions se transformaient en rêves et enfin ils pénétraient dans la maison des amants où s’entassaient leurs mystères ; des elfes et des faunes retenus par des chaînes, des oiseaux mythiques capturés dans des cages, des diablotins et des farfadets, une chèvre dont les pis donnaient de l’hydromel, des rayonnages de bocaux d’herbes magiques dont on tirait des élixirs de jouvence, des onguents de beauté éternelle et des potions maléfiques.
C’était précisément à cette heure-là que les amants se décidaient à sortir. Dans la forêt tout offerte, ils agissaient comme s’ils étaient les derniers à habiter la Terre, occupés à des affaires plus anodines que celles qui peuplaient les rêves alentour, mais impensables pour qui s’était consacré au braconnage ou à la cueillette. C’était comme s’ils avaient voulu, de nuit, réparer leurs activités du jour. Lui, si habile à piéger le gibier, tenait l’inventaire des espèces rares et tentait à sa manière de les préserver. Il apprenait à sa bien-aimée à discerner la hulotte du hibou des marais, à différencier l’empreinte du chevreuil de celle de la biche. Il lui arrivait aussi de délivrer d’un de ses propres pièges un spécimen trop jeune, comme ce marcassin qu’ils avaient soigné au lieu de s’en nourrir. Sa compagne, pour qui le geste de cueillir était aussi précieux que celui de s’en abstenir, avait invité son amoureux à assister à un spectacle qui ne se produisait qu’une fois l’an, l’éclosion d’une fleur de lune, blanche, aux feuilles pointues et au pistil rouge, si éphémère qu’elle fanait dès le lever du soleil. Il lui arrivait aussi de planter, comme cette graine de la grosseur d’une noix, échangée avec une consœur de retour du Sud, et qui donnerait un arbre palmier aux feuilles géantes et dentelées. Les amants s’amusaient à l’idée que dans un siècle on se demanderait comment cet arbre étrange avait poussé au milieu des chênes.
Les yeux imprégnés de lumière noire, ils s’en retournaient dans leur refuge à l’heure où les hommes quittaient leurs rêves de frénésie pour affronter l’éternelle sentence de l’aube.
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Le dimanche, à la paroisse, les villageois étaient pris d’une sorte de perplexité dont ils ne parvenaient plus à se défaire durant l’office. Ils s’y rendaient par habitude et par crainte du péché, mais leurs pensées les entraînaient hors du lieu saint, comme si une autre ferveur que celle de la liturgie les remplissait désormais, et qu’il leur fallait obéir à de tout nouveaux commandements que personne n’avait encore édictés. Sur cette heure, nimbée depuis toujours d’un recueillement sacré, planait maintenant l’ombre du doute.
Afin d’en avoir le cœur net, on fit mander le curé du bourg qui, hormis pour une extrême-onction, se déplaçait peu. Quand il y était contraint, il en profitait pour tancer les mécréants qui désertaient son église, car doté d’une solide mémoire il reconnaissait d’un seul regard ses vrais fidèles et comptait tous les autres. Durant son éprouvant périple à travers bois, il prépara des anathèmes assez féroces pour marquer les esprits : il se savait attendu, ce jour-là ayant été décrété chômé par mesure exceptionnelle.
Devant la porte des amants, l’abbé, l’oreille dressée, n’entendit rien qui puisse étayer ses soupçons, et ce silence l’inquiéta plus que tout. Au plus léger frisson il aurait crié à la fornication, au moindre chuchotage il aurait supposé un complot, au premier rire il aurait décelé une présence démoniaque. Mais comment traduire ce silence-là sinon de la plus offensante manière ? Un village entier s’agitait, un homme d’Église avait traversé toute une forêt, pendant que ces deux effrontés… dormaient ?
À leur seuil, les amants découvrirent un homme en soutane qui piaffait, entouré de ses ouailles de fortune. Dans son sermon il était question de péchés capitaux et des risques encourus à s’y abandonner, mais aussi de loyauté envers son prochain, d’entraide et de partage, autant de valeurs régies par des lois, et la toute première, pour un couple aussi désinvolte, était le sacrement du mariage. Une fois leurs vœux prononcés, les amants pourraient en toute légitimité partager leur couche, et dès lors ils prendraient conscience de leurs droits et de leurs devoirs d’êtres humains.
À l’abbé ils affirmèrent n’avoir nulle intention de porter atteinte à une si noble institution, qui avait uni leurs parents et les parents de ceux-là. Si l’engagement de deux êtres et leur promesse de bonheur en passaient par là, il fallait à tout prix procéder à cette célébration.
Mais eux, en aucune manière, n’en ressentaient le besoin.
Le curé fut de loin le plus abattu. Plus encore que de vexation il s’agissait de tristesse. S’il lui arrivait, comme à tous les hommes de foi, de douter de certaines de ses bénédictions et du sens qu’on leur prêtait, jamais il n’avait douté de celle-là. Chaque fois qu’un couple s’unissait devant son autel, il éprouvait une vive sensation d’harmonie et d’achèvement, et c’était le seul office dont il s’acquittait avec facilité. Aujourd’hui, ces deux ingrats à qui l’on donnait une chance de confirmation osaient remettre en question ce lien sacré ? La compromission n’avait que trop duré, leur assentiment n’était nullement requis, il s’agissait même d’urgence. À moins d’encourir des sanctions qu’ils regretteraient longtemps, ils devaient se soumettre… avant la nuit.
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