Une fois malade, Louis le Vertueux apprit à quel point les rois étaient naïfs de se croire aimés ou même redoutés, car le peuple était avant tout gouverné par deux tyrans auxquels il était vain de vouloir échapper, installés dans le cœur et les entrailles de chacun : la faim et la peur.
Faim et peur, peur et faim, rivales dans l’emprise qu’elles exerçaient sur les êtres mais assez complices pour se passer le relais car, à peine la faim calmée, la peur s’installait comme un tison dans les tripes, que seul parvenait à vaincre un autre feu, celui de la faim, déjà de retour, qui interdisait tout état d’âme.
En ce pays, à cette époque, le peuple combattait tout le jour durant une incessante série de craintes. Au réveil les hommes appréhendaient de quitter leur couche pour affronter la morsure du froid qui allait les punir de leur maigreur et de leurs guenilles. Une fois debout ils comptaient leurs enfants de peur que l’un d’eux ne fût mort dans la nuit, une mort dont personne ne se serait étonné tant elle avait de raisons de frapper. Leur pitance avalée, ils partaient au labeur, craignant que leurs champs ne fussent gelés ou ravagés par toutes sortes d’animaux, ou saccagés par des cavaliers de passage. La serpe à la main, ils tremblaient à l’idée que la récolte ne suffît ni à les nourrir ni à payer l’impôt, toujours plus injuste, que nul ne songeait à contester de peur du cachot. À l’heure de midi, ils redoutaient qu’une guerre ne vînt aggraver la famine et propager la violence, sans même savoir qui était l’ennemi ni pourquoi il avait envahi leur territoire — une guerre en chassait une autre pour des raisons que le bon peuple n’avait pas à connaître et il suffisait que le tocsin sonnât pour augurer des années de terreur. Au déclin du jour, se réveillaient les cent douleurs conçues pour empêcher les serfs de terminer leur ouvrage : éperons dans les reins, trépan dans le crâne, fiel dans les veines ; ils priaient alors le Ciel qu’aucune ne s’installe pour de bon et ne vire à la maladie. De retour au foyer, ils redoutaient d’avoir commis sans le vouloir un blasphème, comme de s’en prendre à Dieu pour cette croix qu’ils portaient chaque jour, et afin d’éviter l’Enfer ils avouaient leur impiété à un prêtre qui prononçait la sanction adéquate. Au crépuscule, ils partageaient un brouet avec les leurs avant d’aller s’étendre ; alors la fatigue, si redoutée au champ, devenait leur seule promesse d’oubli.
Jusque dans le besoin de fonder une famille, hommes et femmes cédaient à la tentation de conjurer leurs angoisses. Une toute jeune fille se voyait chassée de la maison par des parents voulant s’affranchir d’une bouche à nourrir. Quand elle n’avait pas rencontré Dieu, échappant ainsi à une vie de dévotion et de renoncement, elle se mettait en quête d’un mari pour se préserver de toutes les tristes fins d’une femme livrée à elle-même — violentée par des soudards, engrossée par des vagabonds, réduite en esclavage par des malandrins, exploitée par de méchants maîtres. À ce mari providentiel, elle jurait assistance et obéissance, chauffait son lit, apaisait ses sens, et ce plaisir-là était bien le seul qui leur fût accordé, mais au risque de la vérole, qui rendait la volupté bien amère. Habités par l’idée de se reproduire au prix de tous les sacrifices — on comptait un mort-né pour deux enfants viables —, ils priaient le Ciel de leur accorder une descendance autant de fois que la nature le décidait. Une famille accueillait chaque nouveau membre non comme un cadeau mais comme une bête de somme qui bientôt produirait plus de blé qu’elle n’en coûterait.
*
Un jour, un homme qui se rendait en ville pour négocier le fruit de son braconnage croisa une femme qui s’aventurait en forêt pour y remplir son panier de baies. Rien ne les distinguait des autres, ni leur allure, ni leur rang, ni leurs manières. Ils n’affectaient aucune ambition notable, ne se prévalaient d’aucun talent particulier et rien ne les destinait à vivre une telle aventure. Dans les légendes, le destin aime s’annoncer d’un roulement de tambour et frapper d’un coup de cymbale, or rien, ce matin-là, n’avait présidé à la rencontre de cet homme et de cette femme, préoccupés par des pensées bien prosaïques : à quel prix allait-il vendre les deux lièvres pris dans ses collets ? Allait-elle retrouver ce coin riche en cassis et en airelles dont les châtelains sont friands ? Mais soudain, en apercevant au loin la silhouette de l’autre, leur sang se glace, leur pas vacille. Un vertige qui dure moins d’une minute, le temps pour eux de rompre avec le monde d’avant, car plus jamais pareille occasion de se débarrasser des fardeaux de l’esprit ne se représentera.
Solitude.
Il y a encore un instant tu m’imposais ta triste compagnie. T’échapper est illusoire, me disais-tu. Et quand bien même serais-je entouré de dix frères et de cent enfants, tu marcherais dans mes pas jusqu’au dernier. De nous deux désormais tu seras la plus seule.
Temps.
Toi qui m’oppresses depuis mon premier jour, toi qui me rappelles à chaque instant que tu m’octroies combien je suis mortel. Sache que dorénavant je serai lent quand tu voudras me hâter, et je ne perdrai plus mes heures à t’attendre quand je voudrai me hâter. J’ai depuis ce jour bien plus de temps que tu n’en auras jamais.
Fatalité.
Ma vie durant, je t’ai vue m’attendre au coin de chaque ruelle, je t’ai imaginée triomphante quand la maladie me prenait, j’ai redouté ton coup devant chaque homme en armes. Aujourd’hui je sais que tu n’es que rumeur. Va donc hanter les malheureux qui croient encore en toi, il y en a tant.
Moi.
Hier encore je ne me savais pas si encombré de ce petit locataire que j’abritais au fond de mon être et qui se pensait au centre de tout. Plus besoin de lui désormais pour me rappeler que j’existe.
Avenir.
Savoir de quoi demain serait fait me demandait un jour entier. Oh la sotte prudence. Il n’est d’urgent que l’instant qui s’annonce, car demain n’existe pas encore.
Ils n’avaient plus faim, ni peur.
Leur histoire pouvait commencer.
*
Dans un village de trois cents âmes, l’homme possédait une maison de pierre et chaume dotée d’une cheminée et d’un appentis à bois qui une fois plein le réchauffait tout un mois d’hiver. Ils s’y retirèrent sans que quiconque ne se doute de leur présence, et pour un temps qu’ils ne cessèrent de prolonger.
Au point que ses voisins s’inquiétèrent de l’absence du braconnier, que le village estimait pour son habileté à piéger les loups et les renards, dévastateurs pour le bétail, porteurs de maladies et dangereux pour les enfants. On le crut mort dans son sommeil ou abattu par un seigneur contrarié par sa présence sur ses terres. Afin d’en avoir le cœur net, un villageois venu toquer à sa porte entendit un râle plus proche de la volupté que de l’agonie. Vivant, le braconnier l’était bel et bien, et en bonne compagnie, aussi valait-il mieux le laisser en paix, et l’envier pour cette journée à venir.
Le lendemain on l’envia encore, mais moins le jour suivant car tant de discrétion agaçait la curiosité. S’agissait-il d’une courtisane ? D’une courtisane au talent considérable ? De deux courtisanes au talent considérable ? S’agissait-il seulement d’une femme ?
Les amants quittèrent un instant leur douce intimité pour relever des collets et cueillir des figues. Les ayant aperçus, un enfant en parla à sa mère, qui en parla à une voisine, qui en parla à son mari, et une rumeur se mit à courir : si le braconnier avait trouvé femme, qui était-elle pour qu’il la soustraie ainsi aux regards ?
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