Cela faisait des mois qu’elle attendait cet instant en pensant que ce serait un grand jour pour elle, et voilà que les travaux venaient de s’achever et qu’elle avait les larmes aux yeux.
Elle regarda l’ex-chantier, le cœur serré. Pourquoi Fausto ne venait-il pas, malgré sa promesse ? Depuis plusieurs semaines il la délaissait, passant en coup de vent, de temps à autre, sans la baiser. Il avait toujours de bons prétextes : des heures supplémentaires à faire à la miroiterie ; un entraînement poussé en compagnie de champions authentiques dont il citait les noms ; une convocation de la Sécu ou du consulat italien… Rosine n’était pas dupe. Elle connaissait trop bien la vie pour couper dans ces prétextes fallacieux. Son champion la doublait, tout simplement. Elle en ressentait une peine immense mais se résignait. Vingt-cinq ans d’écart (dans ce sens-là), ça ne pardonne pas. Elle l’avait toujours su : un jour ou l’autre, le destin lui présenterait la note.
L’asphalte frais fumait dans le soleil, dégageant une âcre odeur de départ en vacances. Il luisait comme une carapace d’insecte, décrivant une figure géométrique parfaite à l’intérieur de laquelle une vaste surface engazonnée commençait à verdir. Au centre de celle-ci subsistait une nappe d’eau résultant de la canalisation éclatée. Le terrain argileux la conserverait encore longtemps dans cette contrée pluvieuse, avant que l’évaporation ne l’assèche. La nature est à ce point équilibrée qu’il suffit de retenir l’eau dans un lieu où elle n’existait pas pour qu’aussitôt une faune nouvelle surgisse. Depuis quelques semaines déjà, des araignées aquatiques, à longues pattes, des libellules bleu et vert et même d’étranges mollusques mangeurs d’algues avaient fait leur apparition.
— Approchez, approchez ! lança-t-elle aux quatre hommes qui attendaient gauchement, à quelque distance. Lequel de ces messieurs va déboucher le champagne ? J’ai si peu de force dans les poignets !
Un Maghrébin accepta la corvée et se servit le premier. Un seul des trois opta pour le jus d’orange. Par contre, il n’y eut que le chef d’équipe (un Méridional velu) pour goûter aux sandwiches jambon.
La grosse femme trinqua à la ronde et vida son verre cul sec, histoire de faire quelque chose pour son moral sinistré.
Une bouteille de Mumm fut péniblement vidée, quelques toasts grignotés, après quoi, les ouvriers partirent.
Demeurée seule, Rosine se prit à pleurer devant l’ouvrage fini. Ce chantier avait représenté une œuvre, pour elle. À laquelle elle avait consacré ses revenus et l’héritage de sa mère. Pénélope obstinée, elle l’avait conçue et réalisée comme s’il se fût agi d’une immense tapisserie ; mais le jour où elle était achevée, celui pour lequel elle l’avait tissée l’abandonnait, lui laissant son lourd présent sur les bras.
« Que vais-je en faire ? » se demandait-elle. Elle ne trouvait pas de réponse à sa question. Soudain, ce paysage ingrat qu’elle chérissait lui apparaissait tel qu’il était : sinistre. Les trois wagons fraîchement peints ressemblaient à un campement d’opérette.
Sa solitude lui fut insoutenable. Elle la découvrit, comme on découvre un jour une anomalie inquiétante de son corps. Pourquoi s’obstiner à vivre dans cet univers zonard de banlieue polonaise, avec pour tout horizon la fuite géante des pylônes ?
Elle pouvait se rabattre sur Versoix, maintenant que son fils était prince (et elle comtesse !). Mais elle se jugeait incapable de tenir ce rôle de bonniche anoblie pour les besoins de la cause. Là-bas, elle se sentirait plus roturière que partout ailleurs et resterait une ancillaire déguisée. Les parties de cartes avec la duchesse Groloff (au titre aussi bidon que le sien), donnait une notion de ce que pouvait être le purgatoire. La télé, les repas compassés à la table de Gertrude, la paix figée du parc, le bord de lac pour films d’avant-guerre, avec ses quelques cygnes orgueilleux et méchants qui défilaient comme les cibles d’un tir forain, la paniquaient au lieu de la sécuriser. Jamais elle ne pourrait entrer dans ce faux monastère. Édouard s’en accommodait à cause de son hérédité ; ses gènes lui avaient permis de s’adapter. Dans son être un mystérieux mécanisme jouait qui le faisait renouer avec ses racines : il était un Skobos, non un Blanvin. Rosine, elle, se comporterait éternellement en fille du peuple élevée par des parents communistes chez qui Lénine remplaçait Dieu.
Elle s’assit sur une grosse pierre plate, près du dérisoire buffet où les nourritures délaissées commençaient à se corrompre doucement au soleil. Son existence butait contre un mur. D’un naturel optimiste, Rosine se dit qu’elle se sentait toujours gaillarde femme aimant l’homme et la vie. Il lui serait facile de retrouver quelqu’un.
Elle flottait entre deux eaux (spleen et espoir) quand elle entendit croître les rugissements d’une moto. L’engin ne tarda pas à apparaître, apportant deux passagers. Un couple. L’homme en jean pilotait torse nu. Il avait le corps gracile, la poitrine glabre : sur cet être chétif, le casque disproportionné évoquait la science-fiction. Sa passagère était plus menue encore. Quand le bolide eut stoppé, elle arracha son heaume et Rosine reconnut Marie-Charlotte.
— Je n’espérais plus te revoir, assura-t-elle en embrassant sa nièce.
— Avec moi, il ne faut jamais désespérer, répondit la gamine.
Son compagnon avait également ôté son casque et restait à l’écart, sans songer à saluer Rosine. Cette dernière constata qu’il s’agissait d’un Asiatique.
— Que deviens-tu ? demanda-t-elle à Marie-Charlotte.
— Je vis, répondit l’autre, laconique.
— Tu vis, mais sans donner de tes nouvelles à ta pauvre mère qui se fait un sang d’encre à ton propos.
— Si c’était pas pour moi, ce serait pour autre chose ; le sang d’encre, c’est dans sa nature.
— Pas encore en prison ? continua Rosine, sans méchanceté.
— On y pense, t’inquiète pas. Où est Édouard ? Quand on le demande au téléphone, son melon répond qu’il est en voyage.
— Il s’est fixé en Suisse, fit étourdiment Rosine qui regretta sa confidence, mais il était trop tard.
— Où ça, en Suisse ?
— J’en sais fichtre rien, mentit la grosse femme ; c’est dans la partie allemande, un nom à coucher dehors.
— Qu’est-ce qu’il fiche là-bas ? Une gonzesse ?
— Non. On lui propose une affaire de voitures de collection et il va s’associer.
— Ça le fait pas chier de s’expatrier ?
— La vraie patrie, c’est le boulot !
— Il revient tout de même pour contrôler son garage d’ici, je suppose ?
— Pourquoi cherches-tu à le voir ? Ça n’allait pas tellement fort vos relations, vous deux.
— Justement, je voudrais qu’on se rabiboche et lui proposer un bon truc, moi aussi.
Rosine eut un sourire incrédule.
— Les affaires que tu peux lui proposer, je doute qu’elles l’intéressent.
— T’es aussi con que ma mère ! grinça Marie-Charlotte.
— C’est pour m’insulter que tu es venue ?
La gosse regretta sa mauvaise humeur qui allait compromettre le résultat de sa visite.
— C’est toi, tatie, qui m’insultes en me balançant des vannes pareils. Sans charre, j’ai un truc sérieux pour Doudou, sérieux et honnête : un lot de tractions qu’on peut acheter pour une poignée de fèves. Il appartenait à un vieux gazier qui gâtouille. Si tu peux joindre le grand, dis-lui. Il brade, le pépé, sans se rendre compte de la valeur réelle des choses. On lui a acheté des objets anciens, Francky et moi : vases de Lalique, tu connais ? On s’est goinfrés. Les bagnoles, malgré tout, ça reste hors de nos possibilités. Seulement faut faire vite, il a une frénésie de tout liquider pour se retirer dans un Hespéride.
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