Il s’astreignit à ne pas répondre.
— Faut tout de même que tu saches avant de te tirer, Lirette : c’est pour toi que j’ai fait tout ça. Je ne peux plus te dire combien ça m’a coûté car j’ai dépensé sans compter et tout mon fric y est passé. Perds trois minutes pour y jeter un œil, champion, tu me dois bien cette dernière faveur.
Elle le prit par la main pour l’entraîner. Fausto se dégagea d’un coup sec mais la suivit. Ils firent quelques pas en direction de la dépression ; dans le soleil levant la grande boucle asphaltée prenait des brillances de poisson.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda l’Italien.
Elle s’emporta :
— Il demande ce que c’est ! T’es con ou t’es cycliste ? Un vélodrome, patate ! Je m’étais dit que tu t’entraînerais ici avec tes copains du club. Qu’on organiserait des critériums régionaux. On aurait installé une buvette dans le milieu, en préfabriqué, pour vendre des boissons, des frites et des sandwichs. C’était un truc à lancer, tu comprends ? On l’aurait baptisé « Vélodrome Fausto Ferrari ».
Elle espérait confusément une marque d’émotion de sa part, guettait son visage, mais n’y lisait que stupeur et mépris.
Il la regarda en vrillant sa tempe de son index.
— Où tu as vu des vélodromes comme ça ? Ce machin est complètement plat. Les virages sont pas relevés. Tout ce qu’on peut y faire, c’est du patin à roulettes. Vouloir bâtir un vélodrome en cachette, quand on en a jamais vu, faut être complètement givrée ! Allez, ciao , connasse !
Elle ne le regarda pas partir et resta longtemps prostrée devant son ouvrage inutile, après que le ronflement de sa voiture eut cessé.
* * *
— Mais qui t’a raconté ces fariboles ! se récria Gertrude. Ce gâteux de Walter, je parie ?
— Pas du tout, mentit Édouard. C’est la visite de votre banquier qui m’a alarmé.
— Il est venu discuter de mes placements.
— Vous êtes sincère, mémé ?
— Tu ne vas pas te mettre martel en tête, j’espère !
— J’entends tout de même freiner sur les réceptions ; il y en a une de prévue qu’on ne peut décommander, mais après, fini ; d’ailleurs elles ne m’amusent plus. J’ai honte également d’avoir dépensé une somme aussi énorme pour me constituer une garde-robe.
— Il t’en fallait une digne de ton rang, mon garçon chéri. Ma Rolls sera bientôt terminée ? Elle me manque ; lorsque je me rends au cimetière ou à la messe dans ta vieille Citroën d’avant-guerre, j’ai l’impression de participer à un défilé de voitures anciennes.
— Dans trois ou quatre jours je vous la rendrai, promit-il.
Il la quitta pour retourner travailler. Malgré les assurances de la princesse, il gardait l’esprit chagrin, sachant qu’il n’y a pas de fumée sans feu et que même si le pessimisme de Walter était exagéré, Gertrude devait traverser une zone de turbulence sur le plan financier. Il se demanda alors s’il ne pourrait pas monter une affaire en Suisse afin de subvenir à la bonne marche du château.
Il savait l’économie helvétique frappée par la crise, comme chez toutes les nations occidentales, et que le domaine de l’automobile se trouvait plus touché que les autres. Or Édouard n’envisageait pas d’exercer une activité autre que celle qu’il avait toujours aimée et pratiquée.
Pour chasser son cafard, il décida de faire l’amour ; cette thérapie lui réussissant. Il hésita à rendre à Élodie la visite qu’elle espérait si ardemment. Bien que des plus courts, le voyage jusqu’à Genève ne lui disait rien. À la maison, il disposait d’un petit harem avec Margaret et la mère Heidi.
Il partit à la recherche de la première et la trouva dans le boudoir de Gertrude, en train de lui faire la lecture. Son délicieux accent irlandais ajoutait de la saveur au texte de Mark Twain. La vieille princesse écoutait, la tête légèrement renversée dans son fauteuil à oreilles, le regard clos, ses belles mains de cire abandonnées sur les accoudoirs. Soucieux de ne pas interrompre son plaisir, il se rabattit sur la duchesse qui regardait la télévision dans sa chambre. Elle y passait le plus clair de sa vie. Quand elle n’était pas devant son écran, elle se tirait les cartes à une table de jeu, tentant de leur arracher les promesses d’un avenir pourtant très lisible à l’œil nu.
Le prince s’avança à pas de loup tandis qu’un shérif patibulaire brandissait plein cadre un Colt pesant au moins dix livres. Lui dégaina son sexe de son pantalon et en promena la tête veloutée sur la nuque de la gentille ogresse. Dame Heidi sursauta avec un petit cri, puis, découvrant ce qu’on lui présentait, le happa avec une voracité de requin blanc. Cette fellation impromptue attisa sa gloutonnerie naturelle et elle entreprit de pomper le membre vigoureux d’Édouard en exprimant sa satisfaction par le nez.
Sur ces entrefaites, le duc Groloff pénétra chez sa femme, découvrit l’aimable tableau et se retira en murmurant un presque inaudible :
— Je prie monseigneur de m’excuser.
Le prince qui, comme la plupart des hommes sucés tenait sa partenaire par la tête pour lui indiquer le rythme à respecter, comprit que la chère Heidi ne s’était aperçue de rien et la laissa courir l’amble sans l’interrompre. Lorsqu’il lui eut fait son offrande, il lui donna un baiser au front et la laissa sans l’avoir avertie de l’incident. Il savait se montrer fataliste et faisait confiance aux deux époux pour résoudre le problème qu’il leur avait posé.
Un peu plus tard, il reçut un appel téléphonique de maître Crémona, son avocat, qui avait besoin d’un complément d’informations en vue du procès prévu pour le 10 du mois suivant.
Le prince les lui fournit distraitement. Considérée depuis la Suisse, la chose lui paraissait vénielle et il ne se sentait plus concerné. C’était une pauvre histoire entre gens médiocres qu’il éprouvait du mal à prendre au sérieux. En arrière-plan sonore, il entendait japper l’affreux roquet des Crémona. Cela le fit penser à la femme aux longs cheveux déteints, si abîmée par la vie, si crasseuse et si lasse mais que son époux semblait adorer. Il se mit à envier le minable foyer de l’avocat. Ce devait être bon d’avoir une femme à qui consacrer sa vie.
* * *
À l’occasion de sa dernière réception, il étrenna le smoking fantaisie qu’il n’avait pas osé mettre jusqu’alors. Élodie Steven avait axé la soirée selon un schéma détendu en invitant des artistes et des gens de télévision.
Le carton ne comportait pas la mention « cravate noire, robe du soir », si bien que le prince, à l’exception des quatre musiciens, se trouvait seul à porter un smoking. Le sien était assez désinvolte pour ne pas donner de complexes aux convives masculins.
Il avait, à sa table, le directeur du Grand théâtre, celui de la télévision romande, Élodie et quatre autres jolies filles répondant aux tests de qualité exceptionnelle qu’il leur faisait passer dans son petit hôtel voisin de la gare. Comme une forte chaleur régnait sous la tente, il demanda aux femmes de l’assistance si elles consentiraient à ce que les messieurs ôtassent leur veston. La permission fut accordée, mais peu d’hommes en profitèrent quand on vit que le prince Édouard gardait le sien. Comme il n’y avait qu’une quarantaine d’invités, on avait prévu un repas sur assiette : saumon-blinis-crème-aigre (bien que ce mets ne fût guère de saison), magret de canard aux pêches. La formation du professeur Joulaf était d’un niveau plus que moyen. Les malheureux, ruisselant de sueur, s’escrimaient sur leur petit podium, faisant assaut de fausses notes.
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