Sa bouche descendit jusqu’à la sienne qu’elle effleura.
Il pensa à de la verveine, à un parfum de verveine.
— Toi, reprenait la vieille femme, tu es un enfant du miracle, rien jamais ne pourra te réduire.
Elle se signa pour conjurer les maléfices pouvant résulter d’une telle affirmation.
De quoi parlait-elle ? Ce langage lui parut sibyllin. Déjà elle n’était plus là et ses yeux se perdirent dans la laideur blanchâtre d’un plafond.
* * *
D’autres visions encore, avec l’une qui revenait de plus en plus souvent et qui chaque fois lui arrachait une plainte de terreur, celle d’un monstre sans forme précise, aux yeux sanguinolents et fixes, qui avançait vers lui à pas comptés. Son regard rouge noircissait, noircissait jusqu’à devenir deux trous percés sur la nuit.
Des médecins lui vinrent, stéthoscope pendant sur la poitrine ; des infirmières souriantes, dont l’une était olivâtre de peau. Et puis Gertrude, Gertrude si ardente, si farouche, qui lui ordonnait de guérir. Il but à la cuillère ; on redressa son oreiller ; il eut une vue complète de sa chambre de clinique (de première classe). On distinguait des frondaisons par la baie vitrée.
D’énormes gerbes de fleurs s’accumulaient sur une table et il y avait des corbeilles roses sur le sol, le long des murs couleur pastel. La princesse était assise à son côté, dans un fauteuil confortable, tel qu’on n’en trouve pas dans ce genre d’endroit, même lorsqu’ils sont luxueux. Elle devait y passer beaucoup de temps car elle portait d’épais chaussons et avait un plaid sur les jambes.
Édouard lui sourit, pleinement lucide. Une douleur pointue mordait sa poitrine ; il l’endurait comme il avait toujours enduré ses maux : stoïquement.
— Mémé ! fit-il.
Elle se dressa et lui prit la tête de ses deux mains glacées.
— Enfin ! dit-elle en pleurant.
* * *
Bien sûr, comme toujours dans ces cas de brusque et violent traumatisme, sa mémoire restait déserte. Gertrude lui apprit où il se trouvait : une clinique de Genève où on avait dû lui pratiquer l’ablation du poumon gauche ; et ce qui lui était arrivé : l’agression de l’odieux Dmitri Joulaf, un illuminé déséquilibré qui, son attentat perpétré, s’était versé une coupe de champagne devant l’assistance terrifiée et l’avait bue en affirmant qu’il venait de supprimer un usurpateur qui briguait à tort le trône du Montégrin. Mais l’enquête avait prouvé que ces mauvaises intentions n’étaient pas seulement d’ordre politique. Élodie Steven avait eu des faiblesses pour ce musicien à tête de dynamiteur d’Europe centrale. La jalousie, plus que toute autre considération, avait armé son bras, selon les gazettes. On avait désespéré de sauver Édouard. Pendant plus d’une semaine, le prince était resté dans un coma profond, l’une des deux balles avait effleuré le muscle cardiaque, l’autre lui avait fait exploser la clavicule après avoir déchiqueté le poumon. Il allait devoir subir d’autres interventions secondaires, mais on le tenait pour sauvé.
Il ressentait un indicible épuisement, une langueur de moribond bourré de morphine. Sa curiosité ne s’éveillait toujours pas, bien qu’il s’agisse de lui, d’une période de son existence qui lui demeurait étrangère. Gertrude le renseignait, parce qu’elle pensait répondre à des questions qu’il était censé se poser.
Elle lui apprit que l’affaire avait fait grand bruit dans les médias ; que Rosine, prévenue par Groloff, était accourue à son chevet où elle avait passé quarante-huit heures et puis qu’elle était retournée en France d’où elle téléphonait quotidiennement pour suivre l’évolution de son état. Elle dit aussi qu’Élodie Steven avait voulu lui rendre visite, mais qu’elle avait chassé de la clinique cette fille de rien, coupable d’avoir amené au château un tueur dont elle était la maîtresse.
Le prince percevait plus ou moins bien ces informations. Elles restaient indécryptées dans son esprit, ne lui amenaient aucune réaction. Il écoutait dans un état second, emmagasinait pour plus tard, quand viendrait peut-être le moment de comprendre.
* * *
On le comblait d’attentions. On le soignait avec dévotion et minutie… comme un prince. Il ressentait toujours cette brûlante douleur dans la poitrine qui le gênait pour respirer et pour remuer. Son épaule reconstituée ajoutait encore à la souffrance, aussi lui administrait-on des calmants en grosse quantité. Pour ne pas avoir trop à le remuer, on lui avait laissé pousser la barbe, et quand on lui présenta un miroir, à sa demande, il eut du mal à se reconnaître. Cette barbe comportait davantage de reflets roux que sa chevelure. Le mal donnait à son regard une expression d’abattement qui ne lui correspondait pas.
Sa grand-mère ne quittait son chevet que pour rentrer dormir au château, mais il sut que, dix jours durant, elle l’avait veillé dans son fauteuil, enroulée dans le plaid écossais. Le matin, Walter l’amenait et il la reprenait le soir, à l’extinction des feux. Une énergie admirable portait cette vieille petite femme, toujours présente, toujours attentive, qui le faisait manger et boire, aidait à le changer avec une farouche sollicitude maternelle.
Vint le moment où il parla normalement et put soutenir une conversation. Il répondit lui-même aux appels téléphoniques de Rosine. Elle lui apprit sa rupture avec Fausto Coppi et lui révéla ce qu’était sa fameuse surprise et le pitoyable fiasco résultant de son incompétence. Elle s’efforçait d’en plaisanter, mais Édouard comprit qu’elle était profondément meurtrie par ce double échec. En l’écoutant, il pensait que la place de sa mère aurait été à son chevet, au lieu de laisser la princesse Gertrude tenir son rôle. Il y aurait toujours en elle ce côté foufou et braque qui faisait son charme.
Il s’inquiéta de la manière dont elle vivait désormais. Elle lui répondit qu’elle avait mis le vélodrome en vente et qu’en attendant un acquéreur elle continuait d’habiter son wagon. Édouard frémit en songeant au cadavre du chauffeur que recelait le terrain. Si, comme il fallait le prévoir, quelque promoteur l’achetait, il s’ensuivrait des travaux de fouilles qui mettraient le mort à jour et ce serait la catastrophe.
— Je te conjure de ne pas le vendre ! fit-il, gonflant autant qu’il le pouvait sa voix pâle. J’ai une idée formidable pour tirer parti de ce terrain ; attends que je sois rétabli.
Elle promit de surseoir. Elle venait de vendre les pauvres bijoux de Rachel, ce qui lui assurerait la matérielle pendant encore quelques mois. Elle avait si peu de frais désormais !
Sur sa lancée, Édouard appela Banane au garage. Personne ne répondit. Il renouvela son appel une heure plus tard et eut son apprenti en ligne. Selim lui apprit que le côté traction avant périclitait depuis que Doudou ne s’en occupait plus. Les aficionados n’avaient pas confiance en lui ; il devenait peu à peu un garagiste ordinaire, à preuve il réparait à présent les tracteurs des maraîchers du coin, les motos, voire de misérables vélos. À ses moments perdus (nombreux), il remettait en état les traction avant saccagées par Marie-Charlotte et sa horde de vandales.
— C’est bien, c’est bien, assura le prince d’une voix lasse. Tiens le coup en attendant que je revienne.
— Comment te sens-tu ? demanda Banane. Ta mère m’a dit que tu avais eu un accident, mais que ce n’était pas grave.
Édouard sourit devant cette nouvelle preuve de l’inconséquence de Rosine.
— Ça baigne ! répondit-il pour ne pas être en reste. Najiba va bien ?
— Lalilala.
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