Frédéric Dard - Les scélérats

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Entre son travail à l'usine et sa banlieue morne, Louise n'en peut plus de l'ennui abyssal de sa vie. La jeune fille s'égare un jour dans le centre-ville, et la voilà qui tombe en pâmoison devant la maison des Rooland ! Qu'est-ce qui la séduit le plus ? Le charme discret de cette demeure bourgeoise ? Sa fascination pour les deux Américains qui y résident ? L'alcoolisme mondain de Madame ? Le physique irrésistible de Monsieur ? Comme elle réussit à se faire embaucher comme bonne, on peut parier qu'elle le saura bien vite…
Guidée par une intelligence animale et une libido devastatrice, Louise a-t-elle vraiment le choix ? Elle déploie son emprise sur le couple, inexorablement… Pour le meilleur et pour le pire.

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Frederic Dard

Les scélérats

À Claire et à Philippe-Gérard

Ce « remugle »…

Avec mon affection.

F. D.

SCÉLÉRAT : Coupable ou capable de crimes.

LAROUSSE.

CHAPITRE PREMIER

Notre banlieue a un drôle de nom et une drôle d’allure. Elle s’appelle Léopoldville et elle a été bâtie, je me suis laissé dire, par un Belge. Je ne connais pas la Belgique et je commence à croire que je ne quitterai jamais ici. Pourtant je ne pense pas que les villes belges ressemblent à la nôtre. Les gens qui arrivent chez nous — et il sont de plus en plus nombreux à cause des usines qui y poussent — ont beaucoup de mal à se repérer au début. Toutes les rues sont tirées au cordeau à partir de ronds-points. Ça ressemble en petit à la place de l’Étoile, sauf qu’il n’y a pas d’Arc de Triomphe et qu’au bout de chaque avenue se trouve un autre rond-point ; si bien qu’on a l’impression de marcher dans un cauchemar. À la longue, on finit pourtant par s’y retrouver, à cause de la voie ferrée, de la Seine et de l’église, mais rappelez-vous que c’est difficile !

Notre quartier se trouve de l’autre côté de la voie ferrée et ça n’est plus le fameux Belge qui s’est occupé de tracer les artères. Les maisons sont rabougries et s’alignent à la va-comme-je-te-pousse dans une plaine bordée de hautes cheminées. Leur fumée forme d’immenses nuages qui s’étirent à l’infini avant de se rabattre sur la banlieue. Moi je trouve ça laid. Mais il faut croire que ça ne l’est pas tellement, parce qu’une fois un peintre s’est installé avec tout son attirail derrière notre jardin pour peindre le paysage. Il est venu plusieurs jours de suite. En rentrant du travail, j’allais jeter un coup d’œil à sa toile. Je trouvais que sur son tableau, le pays paraissait encore plus triste. Il était même inquiétant et me faisait l’effet de ces enterrements de pauvres auxquels il n’y a presque personne. J’espérais toujours qu’il allait peindre un peu de soleil sur tout ça, pour dire d’égayer, parce que franchement, je ne voyais pas quelqu’un acheter ce tableau pour vivre en sa compagnie. Mais un jour l’artiste n’est pas revenu. Au lieu de mettre de la lumière dans le haut de sa toile, il s’était contenté de mettre sa signature dans le bas et j’ai pleuré à l’idée de ce soleil qu’il aurait pu nous accorder et que, tout comme le Bon Dieu, il nous avait refusé.

Mais je suis là, je vous dis des choses… Ont-elles seulement de l’importance ? Il me semble que oui car je voudrais bien vous faire comprendre pourquoi et comment tout ça est arrivé.

Vous allez me dire qu’un pays où l’on a été élevé, on devrait à la longue s’y habituer et l’aimer ? Eh bien, vous voyez que non. J’ai toujours eu horreur de Léopoldville, probablement parce que je l’ai toujours vu tel qu’il était : triste et artificiel. Les cités ne doivent pas être construites d’un seul coup et par un seul homme, ça leur donne trop l’aspect de clapiers et par conséquent, à ceux qui les habitent, l’aspect de lapins.

Notre pavillon est le plus éloigné de la ville. Il arrive presque en bordure des cultures maraîchères que les usines ont épargnées et qui s’étalent jusqu’à la grand-route.

Des poireaux, des carottes ou des choux… Les années de choux, on les redoute à la maison parce que toute la campagne sent fort la choucroute tournée. On a beau garder les fenêtres fermées, l’odeur pénètre. Moi qui aime la nature, j’ai horreur des cultivateurs de par là, parce que ce ne sont pas de vrais paysans. Ils ont des tracteurs et portent des blue-jeans et des bottes d’aviateur qu’ils achètent à Paris dans des magasins de surplus. Le dimanche, ils vont jouer aux courses dans des autos neuves et leurs femmes ont aussi leur voiture… C’est fou ce que le poireau rapporte quand il pousse aux portes de Paris.

Pour en revenir à notre pavillon, il faut vous dire qu’il est plutôt minable. C’est une maison ancienne bâtie bien avant la ville et les murs se décrépissent à toute allure. Maman écrit quelquefois des lettres recommandées au gérant pour réclamer des réparations, mais les propriétaires ne sont pas d’accord. Ils ont hérité cette cabane d’un vieil oncle, et comme ils ne s’entendent pas, ils ne répondent même pas aux lettres.

Je sais bien que maman pourrait porter l’affaire en justice, seulement on a trop souvent des retards dans le terme, surtout quand Arthur, son ami, comme qui dirait mon beau-père, est en chômage ou entreprend une neuvaine.

Mon vrai père, je ne l’ai jamais connu, et je crois que maman ne le reconnaîtrait pas non plus. Elle l’a rencontré voilà dix-sept ans dans un bal. Elle pense qu’il devait être Italien ou quelque chose comme ça, et en effet, je suis brune. Le tango, c’est leur spécialité aux Italiens, tout le monde le prétend. La tête devait tourner à maman à la fin de la soirée. Ils sont allés folâtrer dans les cultures et c’est p’t’être bien depuis ce temps-là qu’elle ne peut pas supporter l’odeur des choux quand le soir tombe.

Lorsque je suis venue au monde, elle m’a mise chez sa mère de l’autre côté de la Seine, là où il y a des carrières. J’y ai vécu jusqu’à l’âge de six ans. Ensuite, Mémé est morte et je suis venue à Léopoldville, chez Arthur. Je voudrais vous parler de lui, mais il n’y a pas grand chose à en dire. C’est le genre d’homme qui figure toujours en haut des photos de groupe et dont une partie du visage est chaque fois cachée par un gros avantageux qui s’étale. Le bon type, humble et timide, quoi ! Comme beaucoup de faibles, il boit pour se donner du courage, et quand il a bu il insulte ceux qu’il respecte en temps normal. Voilà pourquoi il est si souvent sans emploi.

Ça fera tantôt quinze ans que maman et Arthur sont ensemble. Ils n’ont jamais eu d’enfant. Je crois qu’Arthur en aurait aimé au moins un à lui, mais maman n’a pas voulu. J’ai idée qu’ils se marieront un jour ; maman ne s’en rend pas compte, mais Arthur en vieillissant prend des goûts bourgeois ; surtout depuis qu’il a fait installer la télévision pour narguer les voisins.

Avant que tout ça n’arrive, je travaillais en usine. Franchement, je n’aurais jamais eu l’idée de me placer comme bonne.

Ici, les domestiques sont introuvables. La preuve c’est que les docteurs ou les chefs d’entreprises font venir les leurs de Bretagne. Ils mettent des annonces dans les journaux du Morbihan ou du Finistère et on voit rappliquer des filles rougeaudes et dodues entre des valises de carton toutes neuves. Elles restent un mois ou deux en place, le temps de pâlir et de se faire à la vie de par là ; puis elles quittent leur service pour l’usine parce que c’est mieux payé et qu’après six heures on est libre.

Eh bien ! c’est cette liberté qui, justement, m’a pesé, à moi. Tous les jours, cette route triste avec le flot de types à vélomoteurs qui vous lancent des grossièretés… Le passage à niveau où la foule des ouvriers s’engorge avec ces sales mains qui s’égarent… Et puis la maison branlante et quasi sans meubles d’Arthur… Arthur lui-même, grand et creux comme un navet, le menton en galoche, la moustache flétrie, les lèvres constellées de morceaux de papier à cigarette !

Non, à la fin, je vous jure que ça n’était plus tenable. J’ai commencé par changer d’itinéraire. Et pour rentrer, je suis passée par le centre de Léopoldville. Il est aussi triste que le reste du pays, mais au moins il fait riche. Les pavillons sont en meulière et entourés de plates-bandes de gazon où le soir tournent des jets d’eau.

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