San-Antonio
Les anges se font plumer
A mon ami Pierre TOLLET, romancier au cœur pur, avec le mien pourtant…
S.-A.
Les personnages de ce récit…, etc., etc., qu’une coïncidence !
S.-A.
[1] Il faut toujours rabâcher la même chose, il y a des gens tellement crétins [14] .
La première chose que je vois en pénétrant dans mon burlingue, c’est un magnifique pot de géraniums posé sur le radiateur du chauffage central.
Ensuite mon regard se porte sur Pinaud, qui, en veston, le chapeau sur le crâne, est occupé à repasser son pantalon. Les pans de sa limace passent sous sa veste et ses calcifs à fleurs sont muselés du bas par des fixe-chaussettes à changement de vitesse.
Abasourdi, je regarde la scène. Mon valeureux équipier se retourne et me jette un bon sourire.
— Je suis venu dans ton bureau à cause de la prise électrique, explique-t-il. C’est le café d’en bas qui m’a prêté le fer…
Ses fesses en goutte d’huile pendent dans le calbar comme un regard d’enfant de Marie. Il s’active avec une certaine noblesse. Le fer fait fumer le pantalon et lui arrache une épouvantable odeur de crasse chaude.
— T’as jamais entendu parler du pressing, Pinuche ?
— J’ai été pris de court, m’explique-t-il. Figure-toi que ma femme m’a téléphoné… Elle avait oublié qu’on allait chez les Larose ce soir… Des gens du monde… Lui, tripier en gros, si tu vois ce que je veux dire ? Comme je n’aurais pas eu le temps d’aller à la maison pour me changer, vu qu’il y a un conseil chez le Vieux en fin de journée…
Il pose le fer à même une pile de dossiers qui en profitent pour roussir.
Je stoppe l’incendie en traitant mon éminent collègue de noms introuvables sur le calendrier des Postes.
Après quoi, je désigne le pot de géraniums.
— C’est à toi, ce massif ?
— Oui, pour la maîtresse de maison.
— Tu lui portes des fleurs en pot, tu ignores donc que ça ne se fait pas ?
— Possible, mais ça dure plus longtemps !
Et avec ça, il a épinglé sa carte après une tige, le gougnafier ! Je la sors de son enveloppe. Pinuche a écrit : « Avec toutes nos amitiés. » Un gars du monde, quoi !
Subrepticement, je la remplace par un rectangle de papier sur lequel j’ai griffonné : « M… pour celui qui le lira. »
C’est de la blague pauvre, d’accord, mais il faut bien rire de temps à autre. Comme ça, la tripière en gros sera joyce en ligotant ce message ! La cote de Pinuche va monter dans les abats !
Le bigophone se met à grelotter. Je décroche. Le standardiste me dit en roulant les « r » (because il est de Perpignan) que le Vieux me réclame d’extrême urgence.
Je fonce donc dans les étages. Le boss m’attend avec impatience car, lorsque je frappe à sa lourde, c’est lui qui ouvre d’un geste nerveux. Chose ahurissante, il porte un costard prince-de-Galles. C’est la première fois que je le vois autrement qu’en bleu marine. Est-ce qu’il serait tombé amoureux, le soleil aidant ?
Je considère sa tronche sans poils, son crâne luisant comme un suppositoire prêt à prendre ses fonctions, son regard bleu acier, ses lèvres minces et je me demande quelle nana pourrait bien avoir envie de jouer aux quatre jambons avec un désastre pareil !
— Ah, vous voilà, San-Antonio, asseyez-vous, j’ai à vous parler.
Je pose donc la partie charnue de ma personne sur le cuir d’une chaise rococo. J’attends. Avec le Vieux, vous le savez, l’attitude idéale pour lui plaire, c’est bouche-cousue-j’écoute.
Il tire sur ses manchettes, s’assure de la bonne fermeture de ses boutons et finit par s’accoter au radiateur éteint du chauffage.
— Mon cher ami, commence-t-il.
Pour qui le connaît, ce préambule annonce des choses tout ce qu’il y a de mimi.
— Mon cher ami, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de l’accident d’aviation de Limetz ?
J’acquiesce. Tu parles ! C’était dans tous les baveux de France et des environs.
Un avion anglais en perdition dans le brouillard s’est abattu voici trois jours près de l’écluse de Limetz, à quelques kilomètres de la Roche-Guyon. Bilan, trente-huit macchabes, pas le moindre survivant, car le zoziau a explosé…
— En essayant d’identifier les victimes, la commission d’enquête a trouvé ceci sur l’un des corps calcinés…
Il va à son burlingue et extirpe d’un tiroir une montre-bracelet en acier. Elle a été noircie par l’incendie. Le verre a pété, le cadran a grillé et il ne reste qu’une espèce de boîte ronde à laquelle adhère un morceau de bracelet de cuir.
Je tourne ce vestige dans mes mains. Le gars qui portait ça au poignet a dû comprendre sa douleur. M’étonnerait qu’il soit un jour capable d’annoncer un carré de valets à la belote !
Seulement, je ne vois pas très bien ou le Chef veut en venir avec cette tocante amochée. Apparemment, ce fut une breloque tout ce qu’il y a de normal… Franchement, le mystère me dépasse.
— Je ne vois pas, Chef…
— Ouvrez…
Je n’ai pas à forcer le boîtier, car le choc lui a collé un fameux jeu. J’ouvre et j’aperçois, fixée contre la paroi interne du boîtier, une petite plaque métallique d’un diamètre légèrement inférieur.
Des caractères minuscules sont gravés dedans avec la pointe d’un poinçon ou d’un couteau acéré.
Je bigle d’un peu près et j’arrive à déchiffrer ce curieux message :
« AAl to K2 28-7-61. »
J’écris les caractères sur une feuille de papier à cigarette afin de pouvoir le considérer tout à mon aise. Le Vieux me guette de son œil en forme de tire-bouchon à pédale.
— Ça vous dit quelque chose, San-Antonio ?
Je gamberge un bout de temps, histoire de ne pas lui déballer des gognandises, comme dirait mon oncle Gustave qui est lyonnais.
Le Vieux ne tolère pas les erreurs d’aiguillage. C’est un vicelard de la précision ; un superman du papier quadrillé ; un délirant du métronome ; un tourmenté du zéro absolu !
— AA1, patron, n’est-ce pas l’appellation… heu, télégraphique si je puis dire, de cette bande internationale spécialisée dans le trafic d’armes ?
— Exact…
Je regarde la suite.
— To est une préposition anglaise signifiant « à »… K2, par exemple, ne me dit rien… Enfin, 28-7-61 est, je pense, la date du 28 juillet ? Il n’y a aucun effort de dissimulation là-dedans…
Le vieux s’approche de son calendrier. Au milieu, il y a un énorme éphéméride. Il marque la date d’aujourd’hui, naturliche. C’est-à-dire le 26 juillet… L’homme à la casquette en peau de fesse soulève délicatement deux pages sans les arracher et regarde le chiffre 28 comme s’il pouvait y lire des présages…
— 28 juillet, murmure-t-il. Oui, ce doit être cela…
— Reste à traduire K2, fais-je, manière de me manifester…
Il se retourne, les paluches au fion.
— C’est fait, soupire-t-il.
Je le défrime pour vérifier qu’il ne me balance pas une vanne, mais non. Son visage reste impavide.
— Vraiment, Patron ?
— Oui. Avant d’arriver à cette traduction, laissez-moi vous dire que le passager carbonisé sur qui cette montre a été découverte vient d’être identifié, il s’agit d’un certain Ali Kazar, agitateur arabe réputé. De toute évidence, ce monsieur s’apprêtait à rencontrer les gens de AAl pour négocier avec eux l’achat d’armes destinées aux rebelles d’Afrique du Nord… ou d’ailleurs !
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