— Bien peu d’entre vous ont le privilège de connaître la princesse du Montégrin. La raison en est simple : Son Altesse, la princesse Gertrude, durement frappée par la disparition de ses proches, mène, dans notre pays qui l’a reçue une existence vouée à ses souvenirs et à la piété. Si, ce soir, elle transgresse sa règle de vie, c’est parce qu’elle a une importante nouvelle à vous annoncer. Aussi, vais-je lui céder ma place à ce micro.
Alors on vit s’avancer en direction de l’estrade la Majesté en personne. Gertrude portait une robe de velours noir à col d’hermine (fourrure royale) qui la grandissait. Pour la première fois depuis bien des décades, elle avait consenti à ce qu’on la maquillât : légère touche ocrée aux joues, soupçon de rouge sur les lèvres.
Elle marchait au bras de Groloff et l’on se demandait qui soutenait l’autre. Son apparition fit s’établir un profond silence. Les assistants, impressionnés, ne réagissaient pas. Et puis tout à coup, avec un ensemble surprenant, ils applaudirent à tout rompre cette vieille femme menue et altière qui se déplaçait comme si elle se fût trouvée un jour de sacre dans l’allée centrale d’une cathédrale.
Au pied de l’estrade, elle lâcha le bras de Groloff et prit celui d’Élodie pour gravir les trois marches. Les ovations redoublèrent. Élodie plaça le micro HF dans la main desséchée de la princesse, puis se recula auprès des musiciens.
— Merci à vous tous, et bienvenue, fit Gertrude d’une voix dont la fermeté surprenait. Je voulais que vous soyez les témoins de ce qui est l’une des plus grandes joies de ma longue existence. Alors que je croyais notre dynastie éteinte, Dieu m’a envoyé un petit-fils né de mon défunt fils Sigismond II et d’une personne ayant appartenu à notre entourage, la comtesse Vlassa. Cette union qui avait été tenue secrète m’a été révélée par des documents irréfutables laissés par mon bien-aimé fils. Le Seigneur a en outre voulu que ce fruit du passé soit le sosie de son père et de son grand-père. Si, dans Sa Toute-Puissance, Il permet le rétablissement de la monarchie au Montégrin, mon petit-fils régnera un jour sous le nom d’Édouard I er. C’est en son honneur que cette soirée nous réunit tous.
Elle tendit la main vers l’entrée de la tente et dit :
— Approchez-vous, Édouard.
Le prince entra dans un ferment de curiosité chauffée à blanc. Un murmure flatteur, dû aux femmes, formait comme un sillage sonore derrière lui. Élodie lui avait recommandé le smoking classique et il était beau et élégant, à peine gêné par les centaines de regards qui suivaient son déplacement.
Il monta sur le praticable, prit la main de sa grand-mère et la baisa avec grâce. Ce fut du délire. Dans les discrets projecteurs qui éclairaient le podium, il ressemblait à un jeune premier de cinéma. Il salua l’assistance d’une légère plongée de la tête, prit le micro que Gertrude lui présentait, mais la houle des vivats continuait de déferler. Les invités, ravis par l’aventure inattendue et conscients de vivre un moment historique, n’en finissaient pas d’applaudir ce prince des Mille et Une nuits. Soudain, à leurs yeux, l’obscur et mal connu Montégrin prenait une importance démesurée, devenait l’égal du Royaume-Uni.
Ce goût pour la monarchie qui assure la prospérité de tant d’hebdomadaires, parce qu’il redonne à chacun son âme d’enfant et avive sa soif de merveilleux, donnait libre cours à l’enthousiasme le plus excessif, le plus fervent. Dans la somptuosité de la tente princière, le bonheur contagieux visitait chacun. Il transportait dans l’ivresse jusqu’aux personnages les plus compassés, jusqu’aux dignitaires les plus imbus de leur fonction.
Longtemps Édouard resta debout dans la tempête des acclamations, auprès de sa chétive grand-mère radieuse sous son éternelle réserve. Saluant au plus juste, car il se devait d’affirmer la sacro-sainte majesté, et trop de courbettes eussent nui à son image de marque.
Enfin, soûlé de bravos, il porta le micro à sa bouche et commença à lancer des « merci » qui ne faisaient qu’aviver le délire. Pour en finir, il avança la main en un geste qui réclamait le silence.
L’obtint.
— Quel que soit mon destin, commença-t-il, je garderai toujours dans mon cœur cet inoubliable accueil.
Un nouveau flux de vivats le contraignit à se taire.
Quand il cessa, le prince poursuivit :
— Un destin hors du commun fait de moi le successeur d’une lignée de princes dont beaucoup contribuèrent à façonner l’Europe. Je n’ai aucune visée politique, mais je tiens à affirmer que si un jour le peuple montégrinois souhaitait, en raison des conjonctures politiques, renouer avec le régime de mes pères, je saurais répondre à son appel et à ses vœux.
« En attendant, je remercie de toute mon âme l’admirable nation helvétique, île de paix, île heureuse au sein d’un monde en désarroi, qui a su ouvrir sa porte et tendre la main à ce qui restait de ma famille. Là aussi, je veillerai à rester digne de cette marque de confiance.
« Cela dit, chers hôtes, des buffets vous attendent. Servez-vous, installez-vous, je passerai m’entretenir avec vous tous au cours de la soirée. Que la fête commence ! »
La perspective des somptueux buffets, le flot de musique douce à nouveau déversé écourtèrent les nouvelles ovations.
Édouard et sa grand-mère sortirent par un accès de service et il la raccompagna jusqu’à ses appartements.
— Tu as été une fois de plus magnifique, assura Gertrude. Tu exerces un véritable magnétisme sur les gens.
— J’allais vous en dire autant, mémé.
Son tour des tables fut un nouveau triomphe et, chose curieuse, il y prit plaisir.
Toujours d’une efficacité exemplaire, Élodie lui présentait les convives : beaucoup de membres du corps diplomatique, des conseillers d’État, des banquiers illustres, des directeurs de journaux, le brain-trust de la TV Suisse Romande, le directeur du Grand théâtre de Genève, des chirurgiens en renom, des avocats fameux, des artistes peintres, des comédiens. Il trouvait amusant (et non pas grisant) de voir ces personnages réputés se dresser devant lui et s’incliner en proférant des paroles humides.
Beaucoup de ravissantes femmes accompagnaient ces messieurs. En prenant leurs mains délicates, il les scrutait et se sentait déjà accueilli par la plupart d’entre elles. Il songeait à une réplique d’un des tout premiers films de Godard : « Les plus belles femmes du monde, ce ne sont pas les Scandinaves ; les plus belles femmes du monde se trouvent à Lausanne ou à Genève. » Il lui serait facile de moissonner ces exquises personnes à son gré. « Princesse Mémé » venait de le lui dire : il exerçait un magnétisme sur les gens. Sa virilité ardente se lisait dans ses yeux et les femmes parlent couramment le langage des regards. Il lui suffisait d’insister de la prunelle pour les voir se troubler et répondre « oui ».
Il déambulait de table en table, un sourire irrésistible aux lèvres. À un moment donné, Élodie lui chuchota :
— Vous êtes étourdissant à force de séduction.
Leur aventure amoureuse (sans amour) se prolongeait. Ils formaient un drôle de couple aux ébats peu communs. Édouard téléphonait en fin de journée à la jeune femme pour lui demander s’il pouvait passer à ses bureaux. Elle répondait chaque fois par l’affirmative. Quand il arrivait, il saluait la préposée de l’entrée qui l’annonçait. Élodie ne le faisait jamais attendre et venait le chercher dans l’antichambre : « Si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer, monseigneur… »
Le seuil franchi, elle refermait la porte en assurant la targette de laiton, puis se troussait. Elle ne portait pas de slip pour l’accueillir. Édouard la saisissait à pleines mains par les fesses et la soulevait, Élodie déboutonnait la braguette du prince, dégageait son sexe. En quelques astucieuses contorsions il la pénétrait et leur furia se déclenchait. Il marchait en la prenant ; sa force était infinie, ses coups de boutoir la faisaient frémir. Elle mordait le col de son veston pour s’empêcher de crier. Dans l’intensité de leur étreinte, ils renversaient des sièges, des appareils téléphoniques, des guéridons chargés d’annuaires. Il devenait un ouragan à la furie obscure, incontrôlée. Parfois, en fin d’accouplement, il la déposait sur le coin de son bureau d’acajou et terminait leur étreinte à une allure folle qui plongeait sa partenaire dans une pâmoison voisine de l’évanouissement.
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