Sa poitrine était dure. Il se mit à embrasser la jeune femme à pleine bouche, insinuant sa langue entre ses dents pour l’inviter à ce jeu étourdissant des baisers infinis qui vont à bout de souffle, se reprennent un bref instant pour repartir éperdument dans la frénésie des pénétrations. Elle les lui rendait avec une passion égale à la sienne. Il appuyait son ventre contre le sien pour un simulacre qui le rendait roide et ardent de désir. Bientôt il lâcha l’un de ses seins pour dégrafer sa jupe-culotte et insinuer ses doigts sous l’élastique du slip. Il sentit le souple renflement de son sexe qui, à cause de sa toison, lui parut élastique.
Ils entendirent coulisser le rideau et réalisèrent que la vedette de la couture masculine revenait. À nouveau les anneaux de cuivre grelottèrent sur leur tringle et le délicat personnage poussa l’obligeance jusqu’à fermer la porte revêtue de glace. Ils étaient provisoirement à l’abri, libres de laisser « aller » leur folie de l’instant. Après ils assumeraient la gêne, voire la honte.
Édouard passa un médius en crochet dans l’entrejambe de la fine culotte et arracha l’étoffe de ses gros doigts de tâcheron. Il lutta avec son érection pour dégager son sexe et, à mouvements désordonnés, à mouvements fous, bestiaux, il chercha à se placer en elle. Elle l’aida en levant une jambe. Cette position d’échassier lui permit d’arriver à ses fins. Ils firent l’amour sauvagement. Leurs deux corps en détresse de désir dansèrent une gigue qui devait être ridicule pour un éventuel témoin. Ils grognaient, geignaient, soufflaient comme des bêtes de somme harassées.
La formidable dualité dura un espace de temps qui leur parut immense. Ils se libérèrent simultanément, comme chaque fois que deux partenaires se livrent à corps éperdus. Les glaces de la cabine leur renvoyèrent la silhouette de deux êtres exténués, pantelants, ruisselant de sueur à cause de l’exiguïté du lieu de leurs ébats. Ils étaient si chiffonnés qu’ils se demandèrent comment il leur serait possible de réapparaître aux regards d’autrui.
Ils échangèrent un sourire complice et satisfait, le sourire unique des amants repus. Sans un mot, ils se rajustèrent tant bien que mal. Après quoi, Élodie murmura :
— Le plus courageux des deux ouvre la porte.
Édouard acquiesça et tira le rideau, puis poussa la porte alourdie de ses miroirs. Le magasin lui parut normal. Nul ne leur prêtait attention. Le tailleurissime avait disparu. Il cueillit son mouchoir dans la poche de son pantalon accroché à une patère et épongea sa sueur.
Ils s’assirent sur l’étroite banquette de velours du salon d’essayage pour attendre. On aurait pu croire qu’ils ne se connaissaient pas, à la façon dont ils restaient silencieux, isolés dans leurs sentiments.
Le maître des lieux revint, le sourire aux lèvres. En homme intelligent, il ne feignit pas d’ignorer ce qu’il avait vu. Il dit seulement, en forçant sur ses façons d’homosexuel :
— Quand je vois ce que j’ai aperçu, je me demande si je ne devrais pas me convertir.
Et tout de suite il récupéra la gravité requise par son travail, parlant d’un smok bleu nuit, à revers de velours plutôt que de soie.
— C’est une fantaisie que monseigneur peut se permettre avec sa silhouette et son physique in .
Édouard se demanda à quoi pouvait ressembler un physique out .
C’était Élodie qui maniait la carte de crédit. Elle avait déclaré à son élève qu’un prince ne doit pas avoir le souci des questions matérielles. Lui se contentait de signer les fiches sans accorder un regard au montant figurant dessus.
À la fin de ce qu’ils appelèrent par la suite « le commando fringues », ils allèrent s’hydrater dans un bar discret. Élodie procéda au recensement de leurs achats et ils constatèrent qu’ils avaient commandé : deux smokings, quatre costumes demi-saison, cinq tenues d’été, deux pardessus, deux imperméables, trois blousons (daim et cuir), trois robes de chambre, vingt-six chemises et autant de cravates, deux douzaines de slips et caleçons et un nombre incalculable de chaussettes (elle avait omis d’inscrire cette rubrique).
Cette cargaison impensable laissait Édouard indifférent. Il en avait confusément honte, eu égard à tous les mal vêtus dont il avait si longtemps fait partie. Il se rappelait un jour de son adolescence où Rachel, attristée par ses vêtements élimés, avait puisé dans les économies de son ménage (un coffret de coquillages blotti au fond d’une commode) pour aller lui acheter un pantalon et une veste de coutil. Comme il la savait pauvre, il protestait, l’assurant que ça n’était pas la peine ; elle avait endigué ses protestations par cette phrase mystérieuse : « Comme ça, tu te souviendras de moi. » Sur l’instant, il n’avait pas compris comment un vêtement qui serait hors d’usage avant qu’il ait achevé sa croissance pourrait lui rappeler sa grand-mère. Et aujourd’hui, alors que s’élaborait son impressionnante garde-robe, il comprenait que les élans de générosité de nos parents préparent les plus doux souvenirs de notre futur.
— Je suis fourbue, fit-elle. Pas vous, monseigneur ?
— Quelque chose comme ça, convint-il.
— Je vais rentrer me reposer à mon hôtel ; et vous ?
— Moi, rien, je ne sais pas.
— Vous voulez m’accompagner ?
— Pourquoi pas ?
— Les chargées de presse sont des femmes faciles, vous voyez !
Il s’abstint de répondre, paya les consommations et la suivit à la Mercedes noire au volant de laquelle leur chauffeur lisait Paris-Match .
Dans sa petite suite (une chambre et un bout de salon séparé de la première pièce par un paravent en cuir de Cordoue, elle lâcha ses chaussures en marchant et s’effondra les bras en croix sur le lit.
Indécis, le prince prit place dans un fauteuil. Les jambes allongées, le buste renversé, il contempla la poutraison de la pièce.
— Vous êtes malheureux ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas.
— Alors, c’est que vous l’êtes.
— Qui ne l’est pas, du moins à certains instants ?
Elle eut un gloussement approbateur, puis dit :
— Tout à fait remarquable, votre prestation de soudard dans la cabine d’essayage. Vous savez que le Sublime nous a surpris ?
— Je sais. Mais comme il est pédé, ça tire moins à conséquence.
— Ce genre d’exploit va glorifier votre réputation, mais déstabiliser la mienne. Vous allez passer pour un prince super-tringleur, moi pour une salope.
— Dois-je vous demander pardon ?
— Inutile, j’ai toujours trouvé stupide qu’on implore un pardon quand on a commis l’irréparable. D’ailleurs ç’a été merveilleux. C’est la première étreinte de ce genre que je savoure.
— Vous en savourez des quantités ?
— Et vous, monseigneur ?
— J’ai questionné le premier.
— Et vous êtes prince, c’est vrai. Pour être franche, je mène l’existence d’une femme libre, assez mondaine et plutôt pas mal, c’est du moins ce que les hommes me laissent croire. À vous, à présent : vous vous dépensez beaucoup ?
— L’occasion, l’herbe tendre, récita Édouard. J’aime l’amour, moins les femmes. Elles m’ont toujours fasciné et effrayé. Pour moi, leur sexe est un merveilleux mystère.
— Vous avez dû peu aimer ?
— Très peu.
— Combien, à vue de nez ? plaisanta Élodie.
— Oh ! pas à vue de nez. Une ! Une seule !
— Ça dure toujours ?
— Elle est morte la semaine dernière.
— Donc, il y a une place à prendre ? fit-elle avec cynisme.
Il devint grave.
— Non, assura-t-il sèchement.
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