La jeune femme poussa un léger soupir.
— Dites, monseigneur…
— Oui ?
— Vous accepteriez de me refaire l’amour, à tête reposée ?
Il se dévêtit sans répondre.
* * *
Ils passèrent trois jours à l’hôtel d’Élodie, ne sortant que pour prendre des repas ou effectuer les premiers essayages (ils avaient exigé une mise en chantier accélérée de la garde-robe). Édouard ne se rappelait pas avoir fait l’amour aussi intensément et de façon aussi répétée. Il se montrait inépuisable. Quand ils ne s’étreingaient pas, ils dormaient, d’un sommeil obstiné de chien de chasse fourbu, chacun de son côté, sans éprouver le besoin qu’ont généralement les amants de s’enlacer après l’amour et de conserver le contact de leurs corps exténués. Ils s’aimaient physiquement ; le seul sentiment puissant qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre était de reconnaissance, tant ils appréciaient de se dispenser mutuellement un plaisir aussi profond.
Le quatrième jour, elle prit l’avion pour rentrer à Genève et lui sa voiture qui était pleine des premières livraisons. Pour finir, ils avaient fait l’emplette de luxueux bagages chez Vuitton et d’une montre Cartier en or, sa vieille tocante d’acier ayant été jugée indigne de son poignet par Élodie ; il avait insisté pour qu’elle en prît une pour elle-même, en souvenir de cette délicieuse escapade.
Sa carte de crédit d’or ressemblait à une baguette de fée. Il suffisait de la tendre pour obtenir tout ce qu’il désirait. Il supposait immense le trésor de la famille princière, ayant lu moult articles sur les comptes suisses des exilés royaux. D’ailleurs, Gertrude lui avait bien précisé qu’il devait s’acheter tout ce dont il avait besoin pour tenir dignement son rang.
Il lui avait téléphoné scrupuleusement, chaque jour, parfois à plusieurs reprises, non seulement par devoir, mais également par plaisir. Il nourrissait pour elle une grande tendresse et lui témoignait un respect affectueux qu’elle appréciait. Édouard qui d’une façon générale parlait peu, se contentant d’échanger l’essentiel avec ses interlocuteurs, se surprenait à bavarder longuement avec sa grand-mère. Il lui racontait ses achats, les coloris de ses costumes, l’originalité du fameux smoking aux revers de velours (Élodie l’avait engagé à le prendre, à la condition qu’il en achetât un second, très classique). Il lui parlait également de son guide avec chaleur, vantant sa connaissance du Paris in , son efficacité, sa gentillesse.
La vieille princesse, avec son flair infaillible, devait se douter de ce qui se passait entre eux et, comme pour miss Margaret, s’en réjouissait secrètement.
Édouard retrouva le château de Versoix avec le même bonheur que précédemment. C’était devenu son havre, l’île heureuse où sa vie renouait avec ses racines.
Il avait rapporté des présents pour tout le monde, sachant l’efficacité des cadeaux dans la vie conviviale. Un châle de cachemire noir doublé blanc pour Gertrude, deux cravates Hermès pour Groloff, un carré de la même maison pour la duchesse, un gros stylo Pasha bleu, à capuchon d’or, pour miss Margaret, une bouteille de calva hors d’âge pour Walter et une boîte de fruits confits pour Lola. Il éclatait de joie, de vivacité et mit, dès qu’il eut franchi le porche, un entrain fou dans la vaste demeure. Il baisa prestement l’Irlandaise, se fit sucer un peu plus tard par Heidi, exigea qu’on montât un magnum de bordeaux de la cave au dîner, parla beaucoup, raconta des histoires drôles à la limite du convenable, se dépensa tant et tant que la cour en exil du Montégrin se mit au lit passé minuit.
TROISIÈME PARTIE
L’EAU DE VIE
Ils étaient quatre à gésir sur des grabats : Marie-Charlotte, Francky (dit le Vietnamien), Stéphanie (dite Couleuvre) et Hans (dit « le Ya »).
Francky avait vingt-cinq ans et se shootait au L.S.D. Il ne riait jamais et adorait mal faire. Pour lui, la violence constituait un sport ; une violence feutrée et sans éclat. Il trimbalait, dans les fontes de ses vêtements de cuir, tout un attirail mystérieux destiné à supplicier ses victimes.
Stéphanie se présentait sous l’aspect d’une bringue longiligne (d’où son surnom) totalement névropathe et nymphomane, qui se nourrissait davantage de sperme que de pain. Elle constituait une véritable attraction dans l’univers où elle gravitait, et bien que principalement lesbienne s’était rendue fameuse en pratiquant la fellation à une douzaine de mecs à la file. Elle était accro à la morphine et ses pauvres membres de sauterelle se couvraient de furoncles violacés consécutifs aux injections qu’elle s’administrait.
Hans était allemand et ne parlerait jamais le français. Il connaissait d’une vingtaine de mots essentiels et ne cherchait pas à en acquérir davantage. Il était roux, costaud, portait une barbe plus ardente encore que sa tignasse, disposait d’une force de taureau et s’envoyait dehors à grandes lampées de vodka.
Aussi incroyable que la chose puisse paraître, ces trois personnages des bas-fonds modernes vivaient sous l’autorité de Marie-Charlotte. Après une période probatoire chez les petits durs, la gamine avait pris un tel ascendant sur eux qu’elle était devenue une espèce de pasionaria dont on suivait les suggestions et accomplissait les ordres. Une fois son pouvoir en place, elle avait compris que ce qui importait dans une bande, c’était moins le nombre que la qualité, c’est pourquoi elle avait sélectionné trois des éléments qui lui semblaient les plus valables, après quoi le petit groupe avait fait sécession pour prendre ses quartiers dans une masure détruite par le feu, à la limite de Saint-Ouen.
Le quatuor vivait de rapines. Sa principale activité consistait à dévaliser les vieillards, cette proie des lâches. Pour cela les voyous guettaient à tour de rôle les guichets des bureaux de poste et, quand ils voyaient une personne âgée percevoir de l’argent, la filaient jusqu’à ce qu’ils trouvent un endroit propice pour le lui dérober.
Marie-Charlotte ne se camait pas, laissant cet asservissement à ses acolytes. Son seul plaisir était l’action. Lorsqu’ils avaient opéré cette descente au garage d’Édouard, l’adolescente avait pris un pied géant, selon sa propre expression. Elle rêvait de réitérer et de conclure la seconde expédition par le meurtre et le feu. Elle vouait une haine inexplicable, mais tenace, à la jeune Maghrébine déjà molestée, croyant qu’elle était la maîtresse de son cousin.
Allongée sur son matelas éventré, elle songeait à des supplices veloutés prodigués par Francky (son homme). Il disposait de menottes spéciales, sans chaîne, conçues par lui, qui tenaient les deux poignets de ses victimes soudés. Il leur enfonçait des bûchettes de bambou affûtées sous les ongles et y mettait le feu. Elle adorait Francky pour son ingéniosité, son impassibilité, sa sûreté de main.
Après sa rencontre avec Édouard, elle avait eu quelques craintes en évoquant les conséquences d’une nouvelle action de commando. Il lui avait parlé net, en homme résolu et sûr de soi. Pourtant, au fur et à mesure que les jours s’écoulaient, elle reprenait confiance, et sa décision d’en finir avec lui devenait plus insistante.
Elle s’agenouilla sur ce qui lui tenait lieu de lit. L’inconfort, loin de la gêner, la fortifiait comme la vie à la dure fortifie une recrue. Elle allait faire sa toilette dans les gares, s’alimentait de nourritures qu’elle consommait sur place dans les grandes surfaces, mangeant un demi-paquet de biscuits à un rayon, un fruit à un autre, un sac de chips à un troisième. Les festins se prenaient au rade de leurs bistrots-points de chute habituels : sandwich-œufs durs. Pour s’habiller, elle allait essayer des nippes dans les boutiques de prêt-à-porter, les débarrassait du signalisateur rivé après elles en découpant carrément l’étoffe avec des ciseaux, enfilait ses propres vêtements par-dessus et partait nonchalamment. Elle appelait le trou résultant de cette découpe qu’elle pratiquait « la T.V.A. », l’arborait fièrement, comme une décoration et l’admirait, comme celui que les Roumains ont pratiqué dans leur drapeau à la chute du communisme.
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