— Tu te souviens que je suis ton fils ? coupa Édouard.
Elle grommela.
— Joue pas les pudibonds. Et puis, à l’époque dont je te parle, je n’étais pas ta mère ! Qu’est-ce que je disais ? Oui : Maubuisson. Une frénésie pas croyable, il me faisait peur. Je n’avais encore jamais vu péter le loup sur la pierre de bois, et sa dinguerie sexuelle me donnait presque envie d’appeler au secours. Il me parlait aussi. Râlait des choses d’amour très belles, qui me rassuraient. Ces mots-là, je ne les ai jamais réentendus nulle part. Parfois, pendant mes insomnies, je cherche à me rappeler certaines phrases. Mais la mémoire, hein ? Ce qu’elle me restitue, c’est de la bibine, du violon crincrin, des quatrains de cartes postales.
« Il a manigancé de telle sorte que je me suis laissée faire. Une chose à ne pas oublier : mon père l’admirait, nous affirmait qu’il était le génie de notre époque. Donc, le sacripant me défringue avec ses mille mains de pieuvre et se met à me prendre sur la table de la cuisine. Le vrai soudard ! Un gars qui ne payait pourtant pas de mine, physiquement. Moi, j’avais la tête à la renverse. Et soudain, tu sais ce que je vois ? À l’envers ? Mon vieux ! Tu juges ? Le père, comme une statue ! Campé sur ses jambes, les bras le long du pantalon. Ils venaient de déclencher un mouvement de grève à son travail et il rentrait à la maison prendre ses calicots et autres conneries revendicatives.
« Je peux vivre aussi vieille que la reine Victoria, ça restera le pire moment de ma vie. Moi, nue devant le père, en train de me faire astiquer par son dalaï-lama ! Mon vieux, un homme qui se détournait quand je rajustais mon bas ou qui me traitait de chienne si je sortais de ma chambre en soutien-gorge ! On devrait mourir dans un cas pareil. Maubuisson a escamoté sa queue prestement. Il était vert pomme et il lui venait un hoquet ridicule.
« Comme c’était un gars intelligent, il savait qu’il n’y avait rien à tenter, rien à dire. Tout ce qu’il guignait, ce mec, c’était la porte, et il rêvait de courir, coudes au corps, jusque dans son Ardèche natale après l’avoir franchie. Mon père ne bougeait pas. Il devait se demander lequel des deux il allait tuer le premier. J’ai songé à son revolver qu’il cachait derrière les valises des vacances. Pourvu qu’il n’y pense pas !
« Un temps énorme s’est écoulé. Des années ! Enfin, une voix est sortie de papa, mais ça n’était pas la sienne. Cette voix a dit : « Maubuisson, tu vas démissionner du Parti et quitter Paris avant ce soir, sinon d’ici demain soir, tu seras mort. D’accord ? » Tu penses, l’autre pomme, c’était de la musique pour lui. « D’accord ! » a-t-il répondu.
« Alors le vieux s’est écarté et le sapajou a disparu. Ça ne faisait pas mon affaire, sa lâcheté. Je me voyais seule avec mon dabe, donc foutue. Deux mains, c’est peu pour planquer sa chatte et ses nichebards devant un père fouettard de cet acabit. J’ai pris la toile cirée de la table pour m’en envelopper. Tu parles d’un dépucelage, mon fils ! Je devais être mimi avec un tel péplum ! Je me rappelle que les motifs représentaient des personnages hollandais, avec sabots et culotte bouffante sur fond de moulins à vent.
« Tu as trois minutes pour faire ta valise et disparaître », a annoncé le père. Il jouait la situasse à mort. Inespéré, un cas de cette importance pour un type raffolant du drame. Sa fille flétrie, déshonorée ! La Veillée des Chaumières à domicile. Il allait passer le restant de ses jours à ressasser la chose, à bassiner tout un chacun avec son drame cornélien.
« Moi, quand il a parlé de valise et que je disparaisse, ça m’a gonflée d’un coup. J’ai cessé d’avoir honte. J’ai ressenti une monstre colère qui me faisait claquer des dents. En un clin d’œil je me suis rhabillée, j’ai pris un sac derrière le rideau du renfoncement servant de vestiaire. Ce que j’ai fourré dedans, je serais incapable de me le rappeler. Des guenilles, des chaussures, le bouquin que je lisais alors. Trois minutes ? Je les ai pas utilisées. Il attendait, le Terrible. Je me suis pointée. « Au revoir, papa », lui ai-je lancé gentiment.
« J’étais déjà sur le palier, il a bondi et m’a balancé une tarte à te décoller la tête. J’ai dévalé un demi-étage sur les fesses. Mon sac était resté en haut. J’ai filé en courant. Il me traitait de Violette Nozière ! »
Assoiffée, elle présenta son verre à Édouard qui la servit.
— C’est intéressant, fit-il. Et émouvant. Grand-père était un vrai vieux con, si je comprends bien ?
— Authentique.
— Et alors, qu’as-tu fait ?
— Bien sûr, j’ai eu l’intention d’aller voir Rachel à son boulot pour la tenir au courant. Mais, curieusement, je me suis mise à lui en vouloir d’avoir pris un époux pareil ! Les deux m’ont dégoûtée ; je faisais un rejet. Je n’avais, dans mon portefeuille, que ma carte d’identité, un carnet de métro et un billet de dix francs, plus la photo de Joachim, un copain d’école qui m’écrivait des vers. J’ai pris le métro jusqu’à la Porte d’Italie, puis je suis partie en direction de la nationale 7.
Sa voix devenait pâteuse.
— Putain, ce que j’ai mal au cœur, balbutia soudain Rosine. C’est ce jaja : j’en ai trop bu. Tu crois qu’il est bien franco ? Ton copain Boule a une gueule à servir de l’alcool de sciure !
Elle virait au blême et réprimait des spasmes. Édouard la fit sortir pour prendre l’air. Ils marchèrent un peu le long d’un chemin de halage bordé d’herbes folles. La Seine coulait avec un bruit feutré. Les lumières des péniches brillaient toujours et l’indicatif de fin d’émission de Sacrée Soirée retentissait, terriblement présent dans le calme nocturne.
Rosine fit signe à Édouard de l’attendre et se mit à vomir éperdument. Il voulut l’assister, la soutenir par le front, ainsi qu’elle pratiquait avec lui dans son enfance riche en indigestions.
Elle le repoussa d’une violente rebuffade. Alors il s’éloigna pour la laisser à ses humbles misères. Il contemplait le ciel lourd, boursouflé, strié de traînées livides, évoquant l’adolescente chassée qui marchait en direction de la nationale 7, trente et quelques années en arrière. Une fille neuve, bassement déflorée, qui marchait à la rencontre de son destin. Quelques heures plus tôt elle travaillait à un devoir de maths ou de français dans un logis sans joie.
Des paroles d’Aragon, chantées par Brassens, lui vinrent aux lèvres :
« Dites ce mot : ma vie, et retenez vos larmes. »
Il regarda le dos de sa mère secouée de contractions. Elle vomissait bruyamment.
Sa vie avait-elle beaucoup changé depuis la gifle de son père ?
Bien qu’elle refusât, il insista pour l’emmener dormir chez lui, la monta jusqu’à sa chambre et lui laissa son lit. Après quoi, il se mit en slip et passa dans la partie living de son précaire logement.
Il but à la bouteille un magnum d’eau gazeuse, s’interrompant pour roter sans retenue, en homme seul qui oublie les contraintes sociales et jusqu’au savoir-vivre. Il prévoyait l’importance qu’aurait cette journée dans l’avenir. Une abondance d’images fortes l’accablait. Mémé morte sous la pluie, lovée dans son fauteuil. La petite salope de Marie-Charlotte à qui il avait savaté les fesses, sa mère, jeune fille, se faisant prendre par un illuminé sous les yeux de son père rigoriste. Mais c’était toujours l’image la plus pitoyable qui demeurait : celle de cette lycéenne arpentant le trottoir de la Porte d’Italie, et, plus tard, la même enfermée dans une cellule avec son enfant et une autre fille mère ; puis, à l’instant, Rosine vomissant dans les hautes herbes du chemin de halage.
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