Édouard tentait de se la rappeler telle qu’elle était des années auparavant ; il y parvenait par bribes disloquées, sans accéder jamais à un souvenir cohérent. Par flashes fulgurants, il la voyait puiser dans une énorme cafetière émaillée qui restait en permanence sur le coin de sa vieille cuisinière à charbon, ou bien marcher en tête d’un défilé communiste organisé dans sa banlieue, ou encore le baigner dans l’énorme lessiveuse dont elle se servait une fois par mois pour le linge. Et puis aussi un soir où ils mangeaient une « trempote » en guise de dîner, c’est-à-dire des tranches de pain trempées dans un bol de vin sucré. Pour lui, elle mettait moitié vin, moitié eau, mais non pour elle. Rachel avait dû avaler plus d’un litre de pinard et elle était ivre. Elle lui parlait de sa mère qui se faisait sauter par un homme plus âgé qu’elle-même. (« Il pourrait être mon père à moi ! » affirmait Rachel.) Et Édouard réalisait mal ce que signifiait « se faire sauter ».
Au bout d’un moment, ils s’assirent.
— J’ai pas été très gentille pour elle, murmura Rosine.
— Moi non plus, avoua Édouard. Mais chacun fait comme il peut. On ne va pas se mettre à culpabiliser sous prétexte qu’elle est morte. On le savait qu’elle mourrait, non ? Si on n’a pas fait mieux, c’est qu’on n’avait pas envie de faire mieux. On lui a donné l’essentiel, va : on l’a aimée.
Rosine approuva silencieusement. Sa peine mûrit, elle se mit à pleurer sans que son visage s’en trouvât altéré. De grosses larmes ruisselaient sur ses joues, chutaient dans son décolleté et allaient se perdre entre ses seins comprimés.
Édouard lui saisit la main et la porta à sa bouche.
— Elle continuera d’être avec nous, affirma-t-il. Autrement, mais peut-être d’une manière plus forte.
L’appareil cliquetait toujours, dans le fond, et ce bruit étrange convenait à l’endroit. Rosine ouvrit son sac à main pour y prendre un mouchoir. Elle n’avait jamais su se servir d’un sac à main ; le réticule lui donnait une gaucherie de pute.
Lorsqu’elle se fut essuyé les yeux, elle examina le local qui ne comportait, en fait de fenêtre, qu’un étroit vasistas en verre dépoli, au ras du plafond.
— On se croirait dans une cellule, remarqua-t-elle.
Édouard tressaillit. Une cellule !
— Comme celle où nous étions enfermés tous les deux avec une autre prisonnière et sa petite fille ?
Il venait de parler spontanément. Rosine n’eut pas l’air désarçonnée.
— Ah ! tu es au courant ?
— Pas depuis longtemps.
— C’est elle qui t’a dit ?
— Oui.
Il se pencha sur sa mère et posa sa joue contre la sienne.
— Je ne te demande pas ce que tu avais fait, ça n’a aucune importance ; mais je me dis que ça a dû être formidable, nous deux avec les deux autres dans cette prison.
— Je n’en garde pas un mauvais souvenir, avoua-t-elle. Elle m’a appris à jouer aux échecs, figure-toi, et je n’y ai jamais rejoué depuis.
— Comment s’appelait-elle ?
— Chantal. Chantal Meximieux.
— Et sa petite fille ?
— Barbara. Chantal lisait des romans policiers américains.
— Tu les as revues ?
— Jamais.
— Et tu n’as pas eu de leurs nouvelles ?
— Je suis sortie la première ; je lui ai envoyé un colis. Elle m’a remerciée. Point final.
— Mémé m’a raconté que je cognais sans arrêt contre la porte…
Rosine regarda dans son passé et sourit.
— C’est vrai, j’avais oublié ce détail.
— Et aussi que je battais la petite fille…
— Elle pleurait tout le temps.
— J’aimerais la revoir.
Rosine eut une mimique terrifiée.
— Pour la repêcher, celle-là ! Et ça avancerait à quoi, tu peux me dire ? Elle doit être mariée, ou pute, ou je ne sais quoi…
— C’est vrai, tu as raison.
— Si ça se trouve, elle ignore avoir été incarcérée en compagnie de sa mère. Tu t’en souvenais, toi ?
— Non, reconnut Édouard.
— Tu vois bien.
Il embrassa Rosine à nouveau. À cause de la cellule d’autrefois ; à cause de cette rare promiscuité qui les avait unis. Sa mère se la rappelait avec son esprit, lui se la rappelait avec sa chair. Une très infime meurtrissure subsistait dans des régions obscures de son être. Comme un fruit talé dont la belle peau brillante se marque d’une légère marbrure qui peut dégénérer.
— Il faudra bien que je me décide aussi à te raconter d’autres choses, soupira Rosine.
— Quelles choses ?
Elle secoua la tête.
— Pas tout de suite, pas ici. Maintenant que je t’ai dit ça, je dois me préparer à t’en parler. Oui, me préparer.
— Quand tu voudras, maman. Quoi que tu aies à m’apprendre, sache que je t’aime.
Il ajouta, montrant le corps :
— J’aimerais que tu me donnes ses lunettes.
De très vieilles besicles à monture de fer qu’elle rangeait dans un étui en carton recouvert de fine toile noire. L’une des branches avait été rafistolée avec du fil de coton entortillé si serré qu’avec le temps et la crasse accumulée cela formait une sorte d’emplâtre stratifié.
— Tu les prendras en me ramenant. D’ailleurs tu peux emporter tout ce qui te ferait plaisir.
Rachel conservait un bric-à-brac dans une boîte, de ces choses disparates et sans valeur que l’on accumule sans s’en apercevoir et qui durent plus longtemps que soi.
— Je n’ai pas envie d’autre chose.
Quand il était petit garçon, au début de son installation chez Rachel, il adorait qu’elle lui lise des histoires et il la tannait sans cesse en brandissant un livre de contes, jusqu’à ce que, vaincue, elle cède :
« — Bon, d’accord, mais il faut d’abord que tu me trouves mes lunettes. » (Elle les égarait constamment.)
Édouard avait toujours connu la ligature à la branche cassée ; la vue de Rachel s’était stabilisée puisque, pendant plus de vingt-cinq ans, elle avait conservé les mêmes verres.
Que ferait-il de ces vieilles lunettes déglinguées ? Une œuvre d’art, en les faisant inclure dans un bloc de Plexiglas ? Ou bien les mettrait-il « à oublier » dans un tiroir ? Si un jour il avait besoin de corriger sa vue, il les utiliserait peut-être ?
— À quoi penses-tu, mon grand ?
— Aux lunettes de mémé.
Et puis il se mit à sangloter bizarrement ; cela ressemblait davantage à un halètement qu’à du chagrin. Sa respiration se bloquait et les larmes ne venaient pas.
On frappa d’un doigt pudique à la porte et Sébastien Mollard montra sa figure de faire-part.
Il avait dressé son visage à n’exprimer qu’onction et tristesse et avait peu à peu désappris le rire et la bonne humeur.
— Puisque vous êtes là, on pourrait choisir le cercueil ?…
Ils acquiescèrent.
* * *
Ils allèrent dîner dans un petit restaurant des bords de Seine dont le propriétaire jouait les bandits repentis. On l’appelait Boule, à cause de son aspect rondouillard. Il avait « levé » plusieurs fois des tractions avant pour Blanvin. Affaires légales puisqu’il mettait vendeur et acheteur en contact, se contentant de percevoir un « bouquet » de l’un et de l’autre.
Il possédait une espèce de baisodrome, au fond de son jardin, aménagé dans une ancienne cabane à outils. Lorsqu’il ne l’utilisait pas, il le prêtait volontiers aux amis, et venait admirer leurs ébats par un œilleton astucieusement aménagé dans le mur de derrière. À l’intérieur, le judas débouchait derrière une glace sans tain que les usagers appréciaient et devant laquelle ils se risquaient dans des figures élaborées.
Boule vit entrer le couple d’un œil allumé. Dans le dos de Rosine, il adressa une mimique complimenteuse à Édouard, mimique qui soulignait l’importante poitrine de sa compagne.
Читать дальше