— J’avais tellement envie de te bouffer le cul ! déplora Édouard.
Sachant qu’elle ne pouvait entrer dans la conversation, il se mit à lui dresser le programme pornographique des réjouissances qui eussent été les leurs si elle l’avait accueilli.
À chaque description hard qu’il faisait, elle répondait par des « je regrette, je suis navrée, quel dommage » guindés qui consolaient Édouard de sa déconvenue physique. Après avoir raccroché, il décida de se rabattre sur le chantier et acheta L’Humanité pour Rachel.
Les trois femmes allaient passer à table quand il arriva. Au menu : un reste de choucroute réchauffée et du gruyère en sueur. Bien que grassouillette et gourmande, Rosine se mettait rarement en frais pour la cuisine, d’autant que la précarité de leur installation n’incitait pas à confectionner des repas élaborés.
— Je tombe à point ! s’écria Édouard en brandissant les paquets.
Rachel exultait, Rosine embrassait son grand à tout propos, seule Marie-Charlotte demeurait dans un coin, silencieuse, hostile.
— Elle t’a fait faux bond ? demanda-t-elle quand ils prirent place autour de la table.
— De qui parles-tu ?
— De la gonzesse avec laquelle tu comptais manger cette boustifaille. Il n’y a pas suffisamment de céleri pour quatre et t’apportes seulement deux gâteaux.
Il lui décocha un regard furieux, mais tempéré par l’admiration.
— Doudou, murmura Rachel, tu pourrais pas me débarrasser de cette chiasse ? J’ai plus très longtemps à vivre et elle me pompe l’air.
— Moi, je boufferai de la choucroute ! annonça Marie-Charlotte comme si elle n’avait pas entendu.
— Écoute, maman, intervint Rosine, je suis assez grande pour savoir ce que j’ai à faire vis-à-vis de Marie-Charlotte. C’est à moi que sa mère l’a confiée.
— Tu parles d’un cadeau !
— Oh ! arrête de toujours maugréer !
— Mémé ! intervint Édouard, je t’ai fait une propose : viens habiter avec moi !
Une expression de joie égaya un instant le visage de l’aïeule, puis elle s’assombrit.
— Tu es gentil, mon Doudou, mais comme je l’ai déjà dit, ça n’est pas possible. J’ai besoin de soins que seule une fille ou une infirmière peut m’apporter.
— Je te prendrai une aide deux heures par jour.
Elle sourit derechef à cette nouvelle proposition. Comme précédemment, des objections inférieures dissipèrent cette flambée d’espoir.
— Tu es un bon garçon, Édouard ; mais je pense à ton escalier étroit qui ressemble presque à une échelle. Jamais vous ne passerez par là !
— À deux, avec mon petit Banane, on y arrivera.
— Une fois là-haut, je ne pourrais plus ressortir, or moi, il me faut de l’air à tout moment, demande à Rosine. Je suis une grosse mangeuse d’oxygène. J’aime avoir du vent plein la gueule.
— Écoutez, dit Marie-Charlotte, la bouche pleine de choucroute, ne vous cassez pas le chou : je m’en irai au début de la semaine prochaine. On pourra me subir encore quelques jours ?
— Pourquoi tu ne pars pas tout de suite ? demanda cruellement Rachel.
Marie-Charlotte hocha la tête. Elle avait les yeux emplis de larmes.
— Je crois bien que je vais avoir mes règles pour la première fois, dit-elle, j’aimerais rester avec Rosine pendant ce temps-là.
Les séances chez son coiffeur constituaient un grand moment de la vie de Rosine.
D’après elle, seule une certaine Natacha, mièvre fille blonde des faubourgs, parvenait à réussir l’édifice qu’elle promenait sur le sommet de sa tête.
« — Elle a le tour de main, assurait-elle ; le génie, c’est inné. »
Trois fois par mois, elle allait confier sa tête aux mains du miracle. Ces rendez-vous capillaires constituaient sa détente. Pendant qu’on la « traitait », elle buvait des cafés, se faisait apporter des croque-monsieur, lisait des magazines féminins et s’entretenait avec Natacha des choses de la vie.
Ce vendredi-là, elle proposa à sa nièce de l’accompagner ; ne serait-ce que pour un shampooing. Marie-Charlotte accepta. Banane s’occupait du transport de Mme Rosine, la chose entrait dans ses attributions et il était fier de la mission. La gamine prit place à l’arrière de la grosse 15 six d’Édouard et son regard resta accroché à celui de Banane, dans le rétroviseur, pendant tout le trajet.
Rosine pérorait comme si elle se fût déjà trouvée dans le grand fauteuil émaillé.
— J’espère qu’il ne va pas pleuvoir, dit-elle en voyant le ciel s’obscurcir : on a laissé maman dehors ; c’est elle qui a demandé, et Montgauthier n’est pas venu travailler aujourd’hui.
— S’il se met à pleuvoir, j’irai la rentrer, promit Banane.
— Note que j’ai laissé un parapluie près d’elle, bien que, d’une seule main, il ne soit guère facile à ouvrir.
— Ne vous tracassez pas, je vais surveiller le temps. À la première goutte de flotte, je bondis au chantier.
Il les laissa devant le salon de coiffure après un long regard à la gamine.
— Ce môme est un amour, déclara Rosine ; Édouard a de la chance d’être tombé sur lui.
Il y eut le cérémonial habituel, les palabres du patron italien qui se perdit en compliments sur la grâce juvénile de Marie-Charlotte. Il proposait de profiter de ce que ses cheveux avaient poussé pour lui faire quelque chose de gonflant. Rosine jugeait l’idée excellente.
— C’est vous qui me gonflez ! éclata soudain la pécore. Je veux au contraire que vous me les coupiez rasibus !
Ils se récrièrent que c’était un crime, que sa tête allait ressembler au moignon d’une branche de platane taillé. Elle resta intraitable. Pour éviter un éclat dans une boutique où elle jouissait d’une grande considération, Rosine soupira « qu’après tout, si tu le sens… ».
Et elles s’installèrent dans deux fauteuils contigus. Marie-Charlotte regarda la fameuse Natacha dénouer les cheveux de sa tante et vit, avec plaisir, s’écrouler le sot édifice qui la rendait si ridicule et dont elle se montrait si fière. Souvent, les gens se cramponnent à des artifices qui les déshonorent et qu’ils arborent cependant comme les marques d’un mystérieux honneur qu’ils s’accordent.
Lorsque sa longue chevelure chuta sur ses épaules, la gamine s’exclama :
— Putain ! Ce que tu es mieux comme ça !
— Sûrement ! pouffa Rosine, comme s’il s’était agi d’une plaisanterie.
— Mais je te jure, insista Marie-Charlotte. Demande à Natacha.
L’autre, qui était très satisfaite de la ruche qu’elle construisait, eut un rire sot.
— Mademoiselle plaisante.
L’adolescente se mit en colère :
— Si vous prétendez qu’elle est plus belle avec son tas de foin, c’est que vous êtes une menteuse ou une connasse.
— Je t’en prie, Marie-Charlotte ! s’écria Rosine. Tu es impossible ! Excusez-la, ajouta-t-elle pour Natacha.
La coiffeuse s’arrangea pour tourner le dos à l’impertinente. Lorsqu’elle eut débarrassé sa cliente des épingles à cheveux et des pinces qui avaient donné du corps la mitre, elle l’escorta jusqu’au bac de lavage où elle eut droit à un shampooing. Rosine s’abandonnait voluptueusement à la chaude caresse de l’eau et au malaxage des mains expertes.
Le téléphone sonna. Au bout d’un court instant, le patron lança :
— Pour toi, le téléphone, Natacha !
— Excusez-moi, fit la coiffeuse.
Rosine savourait cette félicité que lui apportait le fait d’être prise en charge en vue de son embellissement. Elle flottait aux lisières du sommeil, bêtement heureuse dans son peignoir bleu ciel.
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