Marie-Charlotte la considéra un instant, puis, saisie d’une idée, s’empara d’une paire de longs ciseaux posée sur la console de marbre en face d’elle, et quitta son fauteuil pour s’approcher de sa tante. Personne ne lui prêtait attention, elle appartenait à ce genre de fille ingrate qui, en tous lieux, passe inaperçue. Plongeant sa main gauche dans le bac de zinc, elle saisit en une énorme poignée les cheveux de Rosine. Ils ressemblaient à des algues, mais quand elle les eut réunis dans sa main, cela composait une petite gerbe de vilain blé détrempé.
Les ciseaux entrèrent en action. Ils mâchaient voracement la queue-de-cheval, la sectionnaient sans bruit dans l’eau tiède. Elle eut entre les doigts une crinière de horse-guard qu’elle lâcha et regagna son fauteuil. Des numéros de Paris-Match proposés aux clientes attendaient sur une tablette. Elle en prit un et se mit à le lire. Un reportage sur le roi d’Espagne mobilisa son attention. Sur les photos, le sympathique monarque paraissait vieilli, alors que récemment, elle en avait vu d’autres où il faisait dix ans de moins. Marie-Charlotte jugeait que les gens s’abîmaient à toute vitesse ; leur visage se couvrait de rides et de boursouflures, leurs yeux s’embuaient, leurs cheveux blanchissaient et la graisse sournoise se faufilait partout sous leur peau. Elle appréciait d’être une enfant « surdouée », ce phénomène allant lui permettre de vivre intensément sa vie en très peu de temps, avant que son corps ne se corrompe.
Un cri l’arracha à l’article :
— Madame !
Elle abaissa son magazine. Natacha tenait hors du bac une forte mèche de cheveux ruisselants qui s’emmêlaient entre ses doigts.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda innocemment Rosine.
— Mais… vos cheveux !
Tantine poussa un cri horrible qui stoppa les activités du salon.
— Oh ! mon Dieu ! Je deviens chauve ! C’est le shampooing ?
Natacha continuait de puiser les étranges algues dans son bac.
— Non, non ! Ils ont été coupés !
— Comment ça, coupés ?
Marie-Charlotte reprit sa lecture. Elle avait, entre autres dons, celui de pouvoir s’arracher aux réalités de l’instant. Elle songeait qu’il faut coûte que coûte se fixer des buts, si l’on veut affirmer son existence. À l’instant elle décida qu’elle coucherait avec le roi d’Espagne. Rien n’est impossible à l’être déterminé.
— Marie-Charlotte ! appela la voix geignarde de Rosine.
Elle regarda sa tante en larmes dont la chevelure détrempée et tronquée modifiait entièrement l’aspect.
— Tantine ?
— C’est toi, hein ? fit Rosine que les sanglots étouffaient.
— Qui veux-tu que ce soit ? fit la gamine en reprenant sa lecture.
— Tu es cruelle ! dit Rosine.
— Mais non : je te rends service. Tu vas voir comme tu seras belle avec ta nouvelle coiffure ! D’ailleurs, si tu ne t’y fais pas, tu pourras toujours laisser repousser tes tifs !
— Je ne pourrais pas vivre avec une fille pareille ! grinça Natacha.
C’était une femme blême de peau et de cheveux, aux yeux d’albinos. Une espèce de Cosette qui s’en serait plus ou moins sortie.
— Avec qui tu vis, toi, ma puce ? questionna Marie-Charlotte. Me dis pas que tu as pu lever un mec avec ta gueule de papier chiotte. Et pourtant si : tu as une alliance ! Merde, il aime la viande blanche, le frère !
Rosine s’arracha à son fauteuil et vint gifler sa nièce.
— Je n’en peux plus, lui dit-elle en manière d’excuse ; j’ai fait ma part avec toi !
La gosse sourit.
— Moi aussi, j’ai fait ma part avec toi, tantine, ne l’oublie pas.
Ce fut Rosine qui détourna le regard.
Une détonation sèche se produisit, qui éveilla des échos à l’infini. Le tonnerre. Les lampes du salon palpitèrent.
— Si Banane ne se remue pas le cul, déclara Marie-Charlotte, la vieille va être saucée !
Effectivement, une pluie intense se mit à crépiter sur la petite ville. On eût dit qu’un rideau noir venait d’être tendu. L’orage opéra une diversion.
Vaincue par l’adversité, Rosine se mit à discuter avec Natacha pour déterminer quelle coiffure de rattrapage on allait lui trouver. Elles passèrent en revue des cartons sur lesquels des filles à l’air idiot arboraient des coiffures qui l’étaient autant.
Le patron qui avait pris en charge la gamine vint s’occuper d’elle.
— Toujours décidée pour la coupe ananas ? lui demanda-t-il.
— De plus en plus.
— Vous allez ressembler à un garçon.
— Mon rêve !
— Pourquoi avez-vous coupé les cheveux de votre tante ?
— Parce que c’est une brave femme et que j’en avais marre lui voir l’air con.
— Vous êtes dure !
— Et vous ? fit-elle en lui caressant la braguette.
Le coiffeur fit une passe de toréador.
— Non, mais ça ne va pas la tête ! s’écria le malheureux. Guillaumette, vous voulez bien vous occuper de la coupe de mademoiselle ? J’espère qu’elle ne vous violera pas ?
Une grande brune à l’air lymphatique mais sympa s’avança. Tout à ses documents, Rosine ne s’était pas aperçue du nouvel incident. Le patron regagna sa caisse en maugréant, s’arrêtant auprès de certaines clientes afin de leur narrer les exploits de la nièce. Plusieurs dames assurèrent qu’il ne les surprenait pas car elles considéraient Rosine comme une femme de mauvaise vie.
Le nouveau look de Mme Blanvin l’avantageait. Elle portait ses cheveux autour de la tête en forme de casque de Minerve. Cette chevelure gommait un peu l’arrondi de son visage trop poupin. Elle regardait anxieusement le miroir pour suivre sa modification. Sa tiare lui manquait, elle aurait des gestes continuels pour en vérifier la stabilité et, chaque fois, ses doigts ne rencontreraient que le vide !
Elle continuait de pleurer par petites saccades.
Dehors, l’orage achevait de se calmer et la lumière extérieure revenait.
Le coiffeur avait raison : la coupe « rasibus » donnait à Marie-Charlotte l’aspect d’un petit voyou blême. Elle appréciait dans la glace sa nouvelle frime quand elle y vit surgir Édouard. Il s’avançait vers sa mère d’une démarche désemparée, ses bras de costaud pendant le long du corps.
— Maman ! appela-t-il.
Elle avança la tête hors du casque.
— C’est toi qui es venu, grand ? Je ne suis pas encore tout à fait prête.
Il s’accroupit sur ses talons, prenant appui sur l’accoudoir du siège.
— Banane a été rentrer Rachel ? s’inquiéta Rosine. Tu as vu ce qui a dégringolé ?
Blanvin faisait « oui » de la tête.
— Écoute, maman, il y a une tuile.
— Quoi, une tuile ?
— Mémé est morte.
Elle resta sans réaction, croyant qu’il lui annonçait le décès de quelqu’un d’autre en faisant un lapsus, ou bien qu’il possédait dans ses relations un ami surnommé Mémé.
— Qu’est-ce que tu entends par là, grand ?
Il fut dérouté par son calme et son incompréhension.
— Quand l’orage a éclaté brusquement, nous nous sommes précipités au chantier, le môme et moi, et on a trouvé Rachel dans son fauteuil, la tête pendant d’un côté.
Rosine se mit à pleurer en secouant le chef comme pour refuser la réalité. Édouard se haussa pour l’embrasser. Il lui saisit les mains.
— Elle n’a pas dû souffrir, maman. Tu verras comme son visage est calme : on jurerait qu’elle dort. Son cœur a lâché. Banane est allé appeler le médecin, puis il est revenu auprès d’elle pendant que je descendais te prévenir. C’était une chic vieille, on va bien la pleurer.
Natacha, émue, balbutiait d’obscures condoléances.
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