— Je te présente ma mère ! annonça Blanvin pour couper court.
Le taulier parut satisfait de sa méprise qui lui laissait toutes ses chances. Queutard infatigable, il lui arrivait d’aller tirer une dame accompagnée en qui il avait illico reconnu la salope. Quelques œillades chargées d’électricité, deux mots chuchotés en servant le vin et la femme se retrouvait dans l’appentis du jardin, aimée toute crue, à la hussarde, par le cocasse personnage.
« — Aujourd’hui, vous avez été reçue par Jeannot Lapin, disait-il après la brève étreinte. Mais revenez seule, et vous aurez affaire à Casanova. »
Elles revenaient, la plupart du temps, mais retrouvaient Jeannot Lapin.
Chez Boule, le menu était invariable : petite friture, coq au vin (qu’on pouvait remplacer par une entrecôte pommes frites si l’on n’aimait pas le poulet). Il servait conjointement une carafe de blanc et une bouteille de rouge, vins aux appellations évasives, mais fruités et agréables.
— C’est pas ta mère, c’est ta sœur, mec. Tu me chambres ! commença Boule, flatteur.
Édouard le stoppa net :
— Pas de cinoche aujourd’hui, on vient de perdre la grand-mère !
Boule adopta une mine de circonstance.
— Si c’est un deuil, je fais taire mes élans !
Il enveloppa Rosine de son admiration frémissante.
— Les choses les plus raides s’inclinent devant la douleur, assura le bistrotier.
Rosine sourit avec indulgence.
Ils dînèrent de bon appétit et burent passablement. La nuit était tombée et le fleuve développait sa large boucle sous la lune. Un train de péniches s’était amarré sur la rive d’en face et les mariniers regardaient la télévision à bord de leurs bateaux. Un bébé hurlait. L’eau réverbérait ses cris, les amplifiait.
— Il doit mettre des dents, assura Rosine.
— J’en mettais, moi, dans la cellule ?
— Non, mais tu as eu la rougeole et Barbara l’a prise aussi.
— Le médecin venait ?
— Bien sûr. Et il remettait lui-même les médicaments à prendre.
Elle baissa le ton :
— Tu sais, Doudou, ce qui m’avait amenée là, c’était pas le diable.
— Je t’ai déjà dit que je m’en fous et que je ne veux pas le savoir. C’est ton problème, moi, ça ne me regarde pas.
— Tu es un homme bien, Édouard.
— Penses-tu. Un homme bien, ça n’existe pas, ou alors il est bien à l’occasion.
Il fit signe à Boule de ramener une bouteille de vin rouge. L’absence de mémé jouait une drôle de ritournelle rouillée quelque part dans sa tête. Une musique crincrin de limonaire.
— J’ai une 15 en vue, fit Boule en déposant la bouteille ; faudra que je t’en cause quand tu seras sorti de vos ennuis. Le moteur, soyons franc, est naze ; quand il tourne tu croirais une pompe à merde ; mais la robe n’a pas un pli.
Édouard approuvait par politesse. Boule comprit que sa présence n’était pas souhaitée et il s’emporta vers d’autres tables plus avenantes.
— Tu n’as jamais envie, parfois, de revoir ta copine de cellule ?
— Sincèrement non. Tu comprends, elle, elle était franchement du mauvais côté de la barrière ; elle fréquentait le Milieu. J’avais rien de bon à gagner en la revoyant, une fois libre.
— Tu as eu raison. Quand penses-tu m’apprendre ce que tu as appelé le reste ?
Elle demeura un instant avec le regard perdu sur la Seine. On voyait, au loin, se découper en ombre chinoise sur un ciel qui semblait encore crépusculaire malgré la nuit, la masse géométrique d’une grue.
— C’est drôle, j’étais en train d’y penser, dit-elle. D’accord, je vais tout te dire. J’aurais voulu avoir la lettre en main pour te parler de ça, mais je te la montrerai en rentrant.
Il ne lui demanda pas de quelle lettre il s’agissait, comprenant bien qu’elle était probablement le nœud de l’affaire.
— Note, ajouta Rosine, que je la sais par cœur, je l’ai relue tant de fois.
Elle vida ce qui subsistait de vin dans son verre.
— On a bu, fit-elle en gloussant d’aise, c’est bon pour les confidences.
Puis, sans transition :
— Maman est morte aujourd’hui. Je ne sais pas exactement le combien nous sommes, mais ça restera une date. Ce sera donc aussi celle où je t’aurai parlé.
Elle devenait volubile, des taches vermillon, bien rondes comme sur les poupées russes, marquaient ses pommettes.
— Avant, il faut que je te demande une chose, Doudou. Sûrement que c’est pas facile pour un fils, mais je voudrais que tu acceptes Fausto. Qu’est-ce que ça peut te faire, puisque tu n’as jamais connu ton père ? Tu l’as dans le nez d’instinct parce que c’est mon jules ; fais taire ta rancune. Ce mec, je l’ai dans la peau, ce n’est pas de ma faute. Je n’ai vibré qu’avec deux hommes dans ma garce de vie : avec celui qui t’a enfanté et avec Ferrari. Je serais complètement heureuse si vous parveniez à faire ami-ami.
Édouard soupira.
— Ce que vous êtes combinardes, les femmes ! Toujours quelque chose à rabioter. Toujours prêtes à sauter sur l’occasion. Mémé est morte, on est tourneboulés, alors tu en profites pour me caser le Macar !
— Mais qu’est-ce que tu lui reproches ? s’emporta Rosine.
Il réfléchit.
— D’être plus jeune que moi, probablement. J’allais déjà à l’école quand il est né, ce con ! Tu espères quoi ? As-tu songé à l’avenir ? Là, tu es toujours fringante, carrossée impec ; mais dans dix piges ? Dans quinze ?
— Je ne l’aime pas pour qu’il me baise dans vingt ans, mais pour qu’il me baise tout de suite ! Les demains, j’en ai rien à foutre ! Je ne les connaîtrai peut-être jamais.
D’autorité, elle emplit son verre sans s’occuper de celui d’Édouard. Le vida d’un trait. Ses pommettes s’élargirent, son regard acquit de la brillance. Elle se soûlait délibérément. Rachel était morte ; elle reposait, roide, dans un dépôt mortuaire où cliquetait un aérateur. Il n’y avait absolument rien de plus urgent à faire que de s’enivrer.
— D’accord, j’achète, fit Blanvin. On ira se faire une petite bouffe avec Fausto Coppi, un de ces soirs. Tiens, on l’amènera ici ! Il prendra l’entrecôte à la place du coq au vin parce que les sauces sont mauvaises pour la forme d’un champion.
Dans un élan de gamine, elle lui sauta au cou.
— Je suis sûre que tu le trouveras sympa. Tu verras ce que je te dis. Bon, maintenant, je me lance.
Édouard respira profondément, comme un athlète avant l’effort. Il prévoyait quelque chose d’éprouvant.
Rosine semblait préparer son texte. Elle avait besoin d’un canevas pour son récit.
— Il faut commencer par le début, fit-elle à regret.
— C’est toi qui décides.
— Bon, alors voilà. J’ai seize ans ; je fréquente le lycée où je ne fiche pas grand-chose. Mon père est un homme dur. Le genre communiste à principes ; y a rien de pire. Il rêve que je devienne avocate. Son dada : avocate ; pour défendre les opprimés ! Moi, avocate ! Rien que de m’imaginer dans la robe noire, je pouffe ! Il milite à mort, mon vieux. Il est très lié avec Maubuisson, le « cerveau » de sa cellule. Un gars du genre intello tourmenté qui a fait des études de médecine autrefois, les a plaquées pour entrer dans la presse militante. Il vient souvent à la maison. Papa croit que c’est à cause de lui ; moi, je sais que c’est à cause de moi : la manière dont il me regarde, celle dont il me saisit la main quand personne ne nous voit…
« Un jeudi après-midi, sachant que je reste seule à la maison pour réviser, il se pointe à l’improviste. Maman travaillait chez une teinturière de Grenelle. À peine ai-je ouvert qu’il se jette sur moi, me prend dans ses bras, me trousse. On dansait comme deux pantins dans cet appartement. On devait avoir l’air con, quelqu’un qui nous aurait vus ! Un ouragan, cet homme ! Ce qu’il avait dû fantasmer avant d’en arriver là ! J’avais ses mains partout à la fois. »
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