Frédéric Dard - Les soupers du prince

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Quand Edouard, dit Doudou, devient Edouard I Sire, de grâce, écoutez-moi,
Je reviens des galères.
Je suis voleur, vous êtes roi,
C'est à peu près la même affaire. (Pétition d'un voleur de Sa Majesté, attribuée à Lacenaire.)
Il est des gens à qui la vie réserve bien des surprises. Tenez, Édouard Blanvin, dit Doudou… Trente-deux ans, beau gosse ; passionné par les bagnoles. Et pas n'importe lesquelles s'iouplaît ! Des tractions avant qu'il bichonne amoureusement comme les petites nénettes qui « raffolent de sa gueule d'amour de gentil voyou ». Uniour, sa chère môman lui révèle qu'il est le fils du défunt prince de Montégrin. Doudou serait donc Edouard I
. De la banlieue grise au château d'opérette, il n'y a qu'un pas. Doudou le franchit allégrement. La grande vie commence. Les surprises et les ennuis !

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Pauvre femme ! Pauvre être frotté aux barbelés de l’existence. Il décida de se montrer accueillant avec Fausto Coppi. Elle le méritait.

* * *

Il s’éveilla tôt à cause du froid, ayant dormi à même le plancher, avec un vieil imper en guise de couverture.

Pour se réchauffer, il prépara du café. Tandis qu’il s’activait sur le réchaud, une idée le frappa : le petit bichon blanc de Rachel avait disparu. Dans l’émotion, personne n’avait songé à l’animal. Il était convaincu que le chien ne se trouvait pas à proximité du corps quand ils étaient survenus, Banane et lui. Le toutou s’était-il enfui après que Rachel fut morte ? On racontait plein de belles histoires pathétiques à propos de l’attachement des chiens à leur maître. En ramenant sa mère au chantier, il opérerait une petite battue dans les environs pour retrouver le bichon ; à moins que celui-ci ne soit déjà revenu, et attende, tremblant de ses quatre membres, le dos arqué, la moustache basse.

Il se servit une tasse de café. La première passée, disait mémé, est toujours la meilleure. Elle lui avait appris, très tôt, à savourer ce breuvage qui était devenu indispensable à Blanvin.

Il entendit qu’on l’appelait du dehors. Se rendant à la fenêtre, il aperçut un vieux Maghrébin aux moustaches blanches, coiffé d’un bonnet de laine.

Il passa son jean, un sweat-shirt et descendit.

— Bonjour, messiou Doudou, dit l’Arabe.

— C’est pour quoi ? s’inquiéta Édouard.

— Jé souis le père de Selim.

— Excusez-moi, je ne vous avais pas reconnu, monsieur Larabi. Le gosse n’est pas malade ?

— Il n’est pas rentré cette nouit, répondit le vieil homme.

— Allons bon ! grommela Édouard.

Il pestait contre Marie-Charlotte ; à n’en pas douter, c’est elle qui avait mis la main sur Banane.

— Il rentre toujours ! affirma Larabi ; tard, mais il rentre.

— Je l’ai envoyé à Paris hier soir pour y conduire quelqu’un, expliqua Édouard. Ne vous inquiétez pas, je vais m’occuper de ça et vous aurez des nouvelles dans la journée.

— Siouplaît, messiou Doudou. La femme a peur d’un accident. Depuis ce qui est arrivé à Najiba, elle s’attend toujours à des nouveaux malheurs.

— Comment va votre fille ?

— Elle sort demain de l’hôpital, c’est presque guéri, seulement la tête qui dit pas bien juste, des moments.

— Tout ça va rentrer dans l’ordre.

Le père de Banane eut un haussement d’épaules sans signification particulière qui n’exprimait pas davantage le scepticisme que le fatalisme.

Inch Allah , murmura-t-il.

Il enfourcha son vélomoteur personnel, lequel tirait une remorque chargée de cageots, et s’éloigna.

* * *

Elle était grise, chiffonnée et ne s’était pas fardée. Une féroce gueule de bois la dissuadait de parler. Pendant le trajet, Édouard respecta son malaise et négociait ses virages. Ils parvinrent de bonne heure chez la cousine Nine, au moment où elle fermait sa porte pour se rendre à son travail.

En les apercevant, elle blêmit.

— Il est arrivé quelque chose à Marie-Charlotte ?

— Pas à Marie-Charlotte, la rassura Édouard. Mémé Rachel est morte. Tu n’as pas vu ta fille ?

Il expliqua, sans s’étendre, qu’il avait fait reconduire l’adolescente à Paris, la veille, par son apprenti, et que ce dernier n’était pas rentré. Chose curieuse, Nine parut rassurée.

— Ne cherchez pas, dit-elle, elle l’aura vampé et entraîné chez des copains à elle pour « crapuler ». Ah ! mes pauvres, je crains fort que cette gamine ne se retrouve en prison bientôt.

C’était également l’avis d’Édouard qui l’admit carrément et suggéra à Nine de s’en ouvrir à un homme de loi, histoire de s’assurer s’il existait une action préventive à entreprendre. Peut-être pouvait-on placer cette asociale dans une maison spécialisée, du genre « redressement ». Comme chaque fois, Nine s’apitoya sur son propre sort, versa quelques larmes et dit qu’elle finirait bien par rentrer.

Ils la quittèrent sur ce constat d’échec. Édouard se tourmentait à propos de Banane qu’il estimait peu armé pour se défendre contre les entreprises machiavéliques de la jeune donzelle. Ce garçon travailleur et gentil risquait de capoter au détour d’une telle rencontre.

Il entraîna Rosine dans un bistrot de quartier fleurant bon le croissant chaud, l’obligea d’ingurgiter un Fernet-Brancamenthe, et ensuite un café fort. Au bout d’un moment, sa mère avoua se sentir mieux. Édouard lui conseilla d’attendre encore avant de rentrer. La gueule de bois ne connaît qu’une thérapie efficace : le temps. Il faut la laisser se dissiper. L’organisme qu’elle vient de malmener se rebiffe, la prend en charge et lentement la vainc. Elle admit la justesse de l’argument et laissa gérer son mal pour cet homme à la fois ardent et tranquille. Il avait avec elle, ce matin-là, un comportement d’amoureux. Rosine se dit qu’une femme serait bien, avec un mec comme lui.

— Où en suis-je restée, hier ? demanda-t-elle.

— Tu arrivais Porte d’Italie et tu te dirigeais vers la nationale 7, répondit Blanvin.

Il gardait toujours cette vision, en filigrane de ses pensées. La petite lycéenne bannie qui cheminait sans but au sud de la capitale.

Il se rappelait le début du livre de Zola, Le Ventre de Paris , parce que c’était le dernier ouvrage qu’il avait lu : « Au milieu du grand silence et dans le désert de l’avenue, les voitures des maraîchers montaient vers Paris. » Un doute le prenait : était-ce « montaient » vers Paris ou bien « descendaient » vers Paris ? Le Paris de maintenant ne ressemblait plus à celui de Zola ; celui d’il y avait trente-quatre ans non plus et peut-être était-il plus proche de l’ancien que du nouveau ?

— À quoi penses-tu, Doudou ?

— À toi.

— Qu’est-ce que tu penses ?

— Je t’imagine avec ta gifle et ta détresse, sur le macadam. Continue.

— J’ai fait du stop. J’en avais toujours rêvé. Quand on voyait des stoppeuses, au cours de nos déplacements familiaux, mon père les traitait de putes et de feignasses. Moi, je les enviais. Elles représentaient l’aventure. Alors tout à coup, de brandir mon pouce en marchant à reculons, ça m’a dopée. Tout de suite, une voiture s’est arrêtée, une énorme Mercedes noire. Elle m’a paru si impressionnante que je n’osais pas m’en approcher. Il y avait un couple à bord. Des gens d’un certain âge, très élégants, avec un accent étranger. Ils m’ont demandé où j’allais, je leur ai répondu que je n’en savais rien, que je me rendais simplement ailleurs. Ça leur a paru bizarre, pourtant ils m’ont prise avec eux. La femme s’est mise à me questionner. De fil en aiguille, je me suis confiée. J’ai tout dit, le plus simplement du monde, sans tricher. Elle traduisait pour son mari. Lui, il répondait juste par des grognements.

« Quelques heures plus tard, nous nous sommes arrêtés dans un restaurant. À l’époque l’autoroute n’était pas encore terminée, il restait des tronçons de nationale. Ils m’ont invitée et j’ai mangé avec eux. Au dessert, la femme a voulu savoir le téléphone de mes parents. Ils ne l’avaient pas. En cas d’urgence, on se faisait appeler chez Mme Mermet, la fleuriste d’en dessous. C’est comme ça qu’elle a pu avoir mon vieux. Quand elle est revenue, elle avait les larmes aux yeux. Mon père l’avait envoyée rebondir en lui disant qu’il ne me reverrait jamais, que j’étais une traînée et qu’il ne fallait pas s’occuper de moi, mais me laisser crever « la gueule ouverte ». Pour une étrangère, c’était choquant.

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