« Ils ont eu un long entretien, le mari et la femme. Je me tenais le mieux possible sur ma chaise. Ma joue giflée avait enflé et elle était brûlante. À la fin, la dame m’a déclaré qu’ils se rendaient en Suisse et m’a proposé d’aller avec eux ; une fois là-bas, on aviserait à mon sujet. J’ai accepté. »
Rosine appela le garçon et le pria de lui apporter un autre café et un croissant. La vie repartait. Pendant ce temps, Rachel poireautait seule dans sa morgue.
— Il a parlé de la date des funérailles ? demanda-t-elle.
— Je crois que ce sera pour demain après-midi ; il reste à fixer l’heure. Je passerai aux Pompes en arrivant. Tu te sens mieux ?
Elle avait la bouche pleine de croissant au beurre et fit un signe affirmatif.
En cours de route, elle reprit son récit. Il ressemblait à ces histoires pour midinettes (mais existe-t-il encore des midinettes ?) sous couvertures rose ou bleu tendre qui disparaissent peu à peu des kiosques à journaux.
Malgré l’invraisemblance de l’histoire, pas un instant Édouard ne douta de la franchise de sa mère. Rosine était une femme d’une pièce, spontanée, dont l’existence ne s’encombrait pas de mensonges. Il l’écoutait en conduisant, le regard rivé sur la route qui devenait boueuse après Nanterre.
Les gens providentiels l’emmènent donc en Suisse. Ils traversent Genève, prennent la route du lac jusqu’à Versoix et pénètrent dans une immense propriété se composant d’un parc bordé par le Léman et d’une construction flanquée de deux tours qu’elle baptise sans hésiter château. Le conducteur stoppe face à un large perron. Son épouse et lui descendent et lui demandent d’attendre. Ils gravissent l’escalier et disparaissent. Du temps s’écoule. Beaucoup de temps. La petite Rosine a le sentiment d’avoir été oubliée. Elle regarde des écureuils escalader un magnifique cèdre. Tout au bout de la pelouse, on voit scintiller le lac. Deux cygnes blancs évoluent gracieusement comme pour ajouter du charme au merveilleux décor. Enfin, quelqu’un s’approche de la Mercedes : un homme maigre, d’une quarantaine d’années, très brun de peau, vêtu d’une livrée de chauffeur. Il ouvre la portière arrière du côté de la passagère et lui dit : « Venez ».
Elle descend. Il louche sur ses jambes pendant qu’elle exécute le mouvement. L’homme en livrée possède de longs favoris qui n’atténuent pas la mauvaise impression que causent ses pommettes trop saillantes et velues. Il marche un pas devant elle, sans lui parler. Pour lui, la piloter dans la demeure est une corvée comme les autres. Elle gravit à son tour le majestueux perron. Elle est désorientée, inquiète. Elle pense à sa mère, à leur petit appartement d’où le monstrueux père l’a chassée. Un confus regret lui vient, une nostalgie. Un hall immense, des portraits gigantesques aux cadres dorés et aux lourdes moulures. Des statues, des tentures, un autre escalier à la rampe de fer forgé. Des banquettes pompeuses, grenat et or. Les carreaux noir et blanc du sol composent un somptueux échiquier de marbre. Son mentor lui dit d’attendre et disparaît par une double porte. Le temps qu’il l’entrouvre, Rosine perçoit un bourdonnement de conversation. Elle reste droite au centre du hall, immobile. Elle a subrepticement arrangé ses cheveux dont elle se soucie déjà beaucoup.
Bientôt, la dame de l’auto réapparaît en compagnie de deux autres femmes. L’une est à peu près du même âge qu’elle : la quarantaine. C’est un personnage sévère, vêtu d’une longue robe noire ; elle est seulement maquillée d’une trace de rouge à lèvres et d’un peu de poudre. Elle a déjà le cheveu grisonnant. Ce qui frappe, au premier abord, c’est son maintien, son exceptionnelle dignité. Le moindre de ses gestes, la plus brève de ses expressions traduisent la majesté. Derrière elle, s’avance une personne un peu plus jeune, à la mise stricte et au visage fermé. Elle est plutôt belle et serait même jolie si elle décidait de l’être.
La dame en noir et celle de l’auto parlent dans cette langue inconnue de Rosine qui ne dispose que d’un anglais scolaire. La maîtresse de maison a souri, d’un sourire grave et sans joie, un simple sourire d’accueil courtois. À son arrivée, spontanément, Rosine a exécuté une inclinaison du buste.
— Quel est votre nom, mademoiselle ? questionne-t-elle dans un français sans accent.
— Rosine Blanvin, madame.
— Rosine ! répète la dame, c’est un prénom pour soubrette de comédie…
L’adolescente a rougi et souri d’un air emprunté.
— Mme Cassini vient de me raconter votre mésaventure, poursuit la châtelaine ; elle vous juge attachante et je ne suis pas loin de partager son avis. Cela vous intéresserait de travailler quelques mois dans cette maison ? Vous auriez le temps de vous « retourner », comme l’on dit en France.
Rosine réalise alors sa situation. Elle n’a rien. Elle est seule, sans recours.
Elle balbutie :
— Je vous remercie beaucoup, madame. Seulement je ne sais rien faire : je suis lycéenne.
Cette spontanéité amuse la dame en noir.
— Je pense, déclare-t-elle, que vous pourriez seconder notre vieille femme de chambre pour qui cette maison devient de plus en plus grande.
Rosine songe en un éclair « bonniche ». C’est cela qu’on lui propose, en fait. Fille de ménage ! Servante ! Bonniche !
— Si je peux me rendre utile, fait-elle néanmoins.
Et elle lit dans le regard de son interlocutrice que c’est une très bonne réponse ; qu’elle ne pouvait en trouver de meilleure.
La dame de l’auto intervient :
— Petite, il faut que vous le sachiez : vous êtes ici chez le prince et la princesse de Montégrin.
Rosine est soufflée ; elle y va, à tout hasard, d’une seconde courbette plus complète que la précédente parce que davantage pensée.
— Savez-vous ce qu’est le Montégrin, Rosine ? demande la princesse.
Ce bol ! Elle a lu, l’autre jour, dans Point de vue un long article sur la république du Montégrin. Comme quoi ça sert de se morfondre parfois dans le salon d’attente d’un dentiste ! Sa mémoire d’éléphant lui permet de restituer sa lecture au rasoir.
— Oui, madame. C’est un État d’Europe du sud qui a subi au VI e siècle la domination byzantine, puis, au XVII e, celle des Turcs ; mais il a été libéré grâce à un soulèvement populaire dirigé par Otton Skobos qui fonda sa dynastie et prit le titre d’Otton I er. Le Montégrin eut à supporter plusieurs occupations durant la dernière guerre. À la libération russe, la république fut proclamée et le prince régnant assassiné dans son palais de Tokor.
La dame en noir se signe.
— C’était mon époux, fait-elle. Il est prodigieux qu’une jeune Française sache tellement de choses sur un aussi petit pays !
— J’aime beaucoup l’Histoire, assure habilement Rosine. Si je comprends bien, vous êtes la princesse Gertrude, madame ?
Elle se rappelle parfaitement l’article. La résidence de Versoix figurait sur la dernière page, avec, en médaillons incrustés dans chacune des deux tours, le portrait de cette femme et celui d’un jeune homme à l’expression hautaine.
La princesse s’adresse à son amie dans leur langue. Elle est charmée par le savoir de la jeune arrivante et y lit un présage positif. Elle se tourne ensuite vers sa suivante qui jusqu’alors ne s’est pas manifestée.
— Miss Maléva, dit-elle, occupez-vous de l’installation de cette jeune fille.
L’interpellée s’incline puis s’adresse à Rosine :
— Suivez-moi. Vous n’avez pas de bagages ?
— Non, répond Rosine.
Elle lit une lueur de mépris dans les yeux de miss Maléva et sa joie s’en trouve altérée.
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