« J’ai tout encaissé sans broncher ni verser une larme. L’auto sans freins venait de se fracasser contre le mur de l’aristocratie ! Il fut convenu que je quitterais le château le lendemain très tôt. J’espérais en une dernière soirée avec Sigismond, mais quand j’entrai dans ma petite chambre, il y avait cette lettre sur mon oreiller. Je te la remets, Doudou, parce qu’elle te concerne davantage que moi… Je te supplie de la conserver. »
Il se sentait sec et ne partageait pas l’émotion de Rosine. Il en voulait à cet exilé dont sa mère avait servi le caprice. Un dandy pétaradant à qui ses frasques servaient d’éthique. Il se saisit de la lettre avec répulsion et se mit à déchiffrer l’écriture verte que le temps avait pâlie jusqu’à rendre certains mots à peine discernables. Il lut :
Petite Rosine,
Voilà donc que le temps est venu de nous séparer. Vous avez bien raison de vouloir garder cet enfant qui sera, je le pressens, mon unique descendant. Je devine un garçon. Vous l’appellerez Édouard, qui est mon second prénom. Ne cherchez jamais à me le montrer, vous vous feriez éconduire.
Votre merveilleux comportement au lit me donne à penser que vous avez une charmante carrière à faire dans la galanterie feutrée. Mes vœux et mes prières vous accompagnent.
Sigismond
Édouard déposa la lettre sur la table.
— Le salaud ! grommela-t-il. Quel cynisme !
— Pas si salaud que cela puisqu’il reconnaît sa paternité. Tu te rends compte le parti que j’aurais pu tirer de cette lettre ?
— L’idée ne t’en est jamais venue ?
— Tu es fou ! Je l’aimais !
Ce cri du cœur bouleversa Édouard. Il se leva, contourna la petite table et, se penchant sur Rosine, noua ses bras autour de son cou.
— Ce que je viens d’apprendre ne change rien pour moi, dit-il à son oreille. Je continue d’être un enfant sans père, mais avec la mère que j’ai, je peux m’en passer.
Ils demeurèrent soudés un long moment, les yeux fixés sur la couche déserte de Rachel.
* * *
Il insista pour la ramener au garage où elle pourrait séjourner quelques jours, puisque ses fameux travaux d’Hercule étaient arrêtés. Elle refusa, alléguant qu’elle aimait cette existence de semi-romanichelle dans le wagon. Elle s’y sentait libre. Il devina qu’elle y était à l’aise pour accueillir Fausto Coppi et lui dit qu’il viendrait la chercher en fin de journée pour dîner, après une visite à la morgue.
Comme il repartait au volant de sa voiture, il vit deux oiseaux du genre rapaces affairés sur une chose blanche. Édouard s’arrêta pour aller voir de quoi il s’agissait, bien qu’il l’eût déjà deviné. Effectivement, le cadavre du bichon gisait dans le terrain vague. Il se trouvait dans une étrange position. Ses pattes arrière comme étirées, se joignaient étroitement. De toute évidence, le chien avait eu l’épine dorsale brisée car sa partie antérieure se tenait de guingois. Il avait saigné par le museau et la bouche, et ses poils duveteux, d’un blanc sale, se souillaient de traînées noirâtres.
Il ne douta pas du diagnostic : l’animal avait été trucidé. Quelqu’un lui avait empoigné les pattes arrière pour le fracasser contre une surface dure. Il songea à Marie-Charlotte et à l’antagonisme régnant entre Rachel et elle. La petite garce incarnait la malfaisance. Édouard croyait qu’elle souffrait de quelque anomalie mentale qui neutralisait en elle la notion de bien et de mal. Elle se montrait perverse par délectation et il regrettait de l’avoir confiée à Banane qu’elle avait embobeliné sans mal. Marie-Charlotte faisait songer à ces fillettes démoniaques dont le cinéma d’horreur a largement tiré parti.
Comme le petit Maghrébin n’était toujours pas de retour au garage, il poussa jusqu’à son domicile. Les Larabi habitaient une H.L.M. couleur d’urine, ébréchée de partout et marquée de taches brunâtres à l’origine mal définie.
Najiba était seule. Assise à la table de la cuisine, elle préparait des légumes en se servant d’un éplucheur comme en vendent les camelots à la lisière des marchés. Elle paraissait absente et ses gestes étaient flous.
En voyant surgir Édouard, une expression de contentement l’égaya.
— La porte était entrebâillée, fit Blanvin, je me suis permis d’entrer.
Elle ne lui répondit pas, trop accaparée qu’elle était par son admiration pour le garçon.
— Tu m’as l’air complètement réparée, mentit Édouard. Il ne te reste pas la moindre cicatrice.
L’expression incertaine de ce regard le désolait.
— Tu es de plus en plus belle ! fit-il, sincère.
— Et toi de plus en plus en beau ! répondit Najiba.
Elle lui tendit sa bouche dans un élan d’imploration. Il l’embrassa.
Il ne voulait pas abuser de la situation, aussi s’écarta-t-il plus rapidement qu’elle ne le souhaitait.
— Selim est rentré ?
— Non.
— Il n’a pas donné de ses nouvelles ?
— Non.
Le cœur d’Édouard se serra. Dans quel louche bourbier Marie-Charlotte l’avait-elle entraîné ? La conduite de son apprenti le décevait car il le tenait en haute estime.
— Tu sors un peu d’ici ?
— Je vais faire les commissions avec ma mère.
— Je veux dire seule…
— Je n’ose pas encore.
— Qu’est-ce que tu crains ?
— Je ne sais pas : j’ai peur.
— Peur de quoi ?
— Je l’ignore, et c’est bien cela qui m’effraie.
— Tu penses bientôt retourner à la fac ?
— Non. Jamais plus.
— Quelle idée !
— Je n’en ai plus envie.
Il s’emporta. Édouard était sans cesse en proie à des poussées de rage, la plupart du temps injustifiées.
— Mais, bon Dieu, c’est pas parce que tu es tombée d’un vélomoteur que tu dois changer d’existence ! Tu es une tronche, Najiba. Ton pays a besoin de filles diplômées. Tu vas vivre de quoi ?
— Je ne sais pas.
Son air égaré le peina.
— Bon, tu es encore traumatisée, ma chérie, mais tout va se remettre en route peu à peu.
— Aide-moi, balbutia-t-elle. Il n’y a plus que toi qui comptes dans ce monde.
La mère revint, portant sur sa tête un grand récipient de plastique jaune empli de linge qu’elle venait de laver. Elle déposa sa charge d’un mouvement expérimenté, salua Édouard et, dans un français incompréhensible, lui demanda des nouvelles de Selim.
Najiba lui répondit en arabe.
— Que lui dis-tu ? demanda Blanvin.
— Je la rassure. Elle est allée consulter une vieille sorcière du quartier, ce matin, qui lui a dit que mon frère se trouvait avec le diable, mais qu’il allait rentrer bientôt.
Il ne répondit rien et prit congé des deux femmes.
— J’aimerais que tu m’emportes, murmura la jeune fille.
Elle parlait avec une tranquille impudeur.
Sa mère flairait une connivence entre eux et s’en inquiétait. Elle était plus sombre que Najiba et ses traits paraissaient grossiers, comparés à ceux de sa fille. Son nez camard, sa bouche lippue avaient une connotation négroïde qu’on ne trouvait pas chez Najiba. Son regard cerné de khôl luisait de manière excessive ; à la fois vigilant et atone, il déroutait.
* * *
Comme tous les enterrements civils, celui de Rachel fut étriqué et sinistre, bref aussi. Le fourgon mortuaire, avec à son bord Rosine et son fils, n’eut à parcourir que quinze cents mètres pour atteindre le cimetière. L’assistance clairsemée se composait du père Montgauthier, d’Édith Lavageol, de Fausto Coppi (en tenue de ville pour une fois), du garde-barrière chez qui Rosine allait téléphoner, de sa coiffeuse et de deux ou trois vieillardes évasives que Rachel avait connues durant son séjour à l’hôpital lors de son attaque.
Читать дальше