En fait Salomé ne travaillait plus seulement avenue de Choisy dans les bureaux de Max. Elle en rayonnait pour aller présenter des appartements dans ses immeubles, un peu partout. Nantie d'un fixe et d'un certain pourcentage, elle se débrouillait fort bien, mais sa grand-mère se trouvait souvent privée d'elle à midi.
— Comment voulez-vous qu'elle tienne ? reprit Mme Rezeau. Il faudrait au moins lui épargner la navette. Je peux très bien la loger.
— Et nous ne la verrons plus, dit Bertille, presque rogue. Je vous remercie, mais je n'ai pas envie de me séparer de ma fille. Avouez que sa place est plutôt avec moi qu'avec vous.
— Est-ce donc là ce qui est en question ? dit Mme Rezeau, pateline. A son âge ce n'est plus ni vous ni moi, c'est la situation de Salomé qui prime. J'ai pu la lui procurer. Je voulais seulement lui permettre de la conserver. Mais si vous préférez qu'elle s'éreinte…
Rompant le dialogue, Bertille rentra vivement dans sa cuisine : signe chez elle de violente opposition. Ma mère se leva et fit, passant devant moi :
— Toi, qu'en penses-tu ?
J'eus le tort de répondre :
— Vous savez, ici, nous nous tenons serrés. Nous n'aimons perdre personne.
— Tu sais ce que je t'ai dit, Gramie, fit Salomé.
— Peux-tu me donner le bras un instant, ma chérie ? dit Mme Rezeau sans plus s'occuper de moi. Ce chauffage central m'étouffe. J'ai envie de prendre l'air.
Salomé la suivit pour arpenter avec elle la promenade Ballu. Entre le départ de Jeannet et celui de Salomé Mme Rezeau espérait-elle me voir trouver une sorte d'équilibre ? Si oui, quelle naïveté ! Et quelle méconnaissance de mes réactions ! Jeune, je l'avais détestée, Madame Mère ; ou plutôt détesté qu'elle me détestât. Je n'aimais pas davantage qu'elle aimât Salomé. J'y voyais de plus en plus, avec une spoliation, un sentiment contre nature. Le jeu de ma mère, à mon sens, c'était d'en faire tellement que Salomé finisse par faire figure d'intruse : pour que je la rejette et qu'elle la récupère. Il suffisait de ne pas couper dans le pont.
Mais ma mère — je devais l'apprendre plus tard — venait d'abattre d'autres atouts. Quand Salomé réapparut, devançant sa grand-mère qui remontait l'escalier extérieur en soufflant, Bertille, Blandine, Aubin et moi-même, en train de regarder un film, nous vîmes bien qu'elle n'était pas dans son état naturel. Elle traversa la salle sans nous regarder.
— Ça ne va pas, chérie ? demanda Bertille.
— Mais si, mais si ! fit Salomé, raflant un magazine au passage avant d'aller jouer du violon dans sa chambre.
Quand elle redescendit pour le dîner, elle ne me parut ni plus distante ni plus figée que d'habitude. Elle évitait seulement tous les regards, y compris ceux de sa grand-mère. C'est en mon-4ant se coucher, très tôt, qu'elle annonça, dolente :
— Je suis vraiment trop fatiguée. Puisque Gramie m'offre un gîte, je partirai le lundi matin pour rentrer le vendredi soir.
Puis elle fit le tour de la pièce pour nous embrasser. Aubin, lui-même, navré pour ses jeudis, ne lui rendit pas son baiser. Comme Mme Rezeau appuyait le sien, longuement, Bertille pour la seconde fois se retira dans la cuisine où peu de temps après nous pûmes entendre un compotier se fracasser sur le dallage.
On peut rarement être certain du bonheur d'autrui. La beauté, la santé, le pouvoir, la fortune et l'amour, réunis, ne le garantissent pas plus que de belles couleurs, sur une palette, ne garantissent un chef-d'œuvre. De toute façon avant qu'il ne s'use immanquablement sur lui-même comme le diamant, sa taille, sa valeur, son existence même nous échappent. A peine peut-on se fier aux signes. Depuis qu'elle est disparue, Mme Rezeau — peu portée à s'interroger là-dessus ni même à prononcer le mot — je me suis demandé parfois si durant sa vie il lui était arrivé d'être heureuse ; et je me dis que sans doute elle ne l'a jamais été, sauf avec Salomé, ce printemps-là.
Comme elle l'avait prédit nous restions seuls avec nos enfants. En principe, Salomé, nous devions tout de même l'avoir deux jours et trois nuits par semaine. Elle fut quelque temps fidèle au programme. Elle arrivait tard, laissait son Austin dans la cour et débouchait dans la salle, une serviette sous le bras, arborant ce que sa mère elle-même appelait « un sourire de courtière ». Aimable, mais ramenant le saute-au-cou de naguère à une petite osculation, elle cherchait à s'occuper au plus vite. Donner un coup de main à la rédaction ou au devoir de maths d'Aubin, aller jouer au sous-sol une partie de ping-pong avec Blandine, voilà qui lui permettait de redevenir normale, sinon détendue. Apparemment elle restait la même avec son frère et sa sœur ; elle n'avait changé qu'avec nous. Mais si elle s'était donné un tour de clé après sa déconvenue, cette fois nous en étions au double tour. Dressée à aider sa mère, elle n'y rechignait pas ; elle s'employait même volontiers, en parlant le moins possible :
— J'ai l'impression, me disait Bertille, d'avoir engagé une Anglaise au pair qui ne saurait pas trois mots de français.
Je ne parle pas de moi : Salomé s'efforçait de ne pas avoir l'air de m'éviter. Elle y arrivait mal. Cette attitude même ne pouvait que l'amener à espacer ses visites pour éviter les questions du genre : Enfin, qu'as-tu contre nous ? à quoi la ritournelle Mais rien, voyons, rien ! n'apportait pas d'apaisement. Dès le mois d'avril elle se mit à manquer une fois sur deux et finalement nous la vîmes moins souvent que Jeannet, qui franchissait le pont chaque semaine, un soir après dîner et avait décidé de nous accorder un dimanche entier par mois (un autre étant réservé aux Bioni, le troisième au sport et le dernier à quelque sortie). Il est vrai que pour compenser Mme Rezeau trouva moyen, dans un secteur archisaturé, d'obtenir le téléphone, ce qui permit à Bertille, ulcérée, de subir quelques soliloques de sa belle-mère qui hurlait dans l'appareil, mais dont il devenait pratiquement impossible de se faire entendre :
— Vous savez, le samedi est un des meilleurs jours de vente. Il lui arrive même de prendre des rendez-vous le dimanche. Max me le disait avant-hier : Ma tante, j'avais voulu vous rendre service : c'est moi le grand gagnant.
Parfois Salomé prenait le relais, ajoutait quelques mots. Mais si Mme Rezeau n'avait de voix que pour entamer son los, Salomé débitait quelques gentillesses sans parler de sa grand-mère.
* * *
Finalement un samedi matin, outrée de ce que Salomé ne fût pas venue depuis une quinzaine et n'eût même pas, la veille, cru devoir prévenir de son absence, Bertille me dit :
— On y va ?
Nul besoin de préciser. J'y pensais moi-même. D'autres n'auraient pas attendu tout ce temps et si je n'étais pas déjà allé surprendre ces dames, c'est que, pour en avoir été victime, je répugne toujours aux surveillances, aux immixtions dans les affaires et les libertés d'autrui, même quand il s'agit de mes proches. Mais cela ne pouvait plus durer. Mme Rezeau n'avait pas mis les pieds chez nous depuis le mariage du fils : probablement pour éviter toute explication. Elle ne nous avait pas non plus invitée à venir voir comment elle était installée avenue de Choisy. Nous ne pouvions la laisser nous couper de Salomé. Sans faire d'éclat il fallait tout de même marquer le coup. J'avais d'ailleurs un très bon prétexte : les travaux de La Belle Angerie, dont Mme Rezeau ne soufflait mot.
Bien que situé dans le populeux treizième et non dans le seizième — où Max, d'ailleurs, habitait rue de la Pompe, pour ne point déroger —, l'immeuble, tout verre et marbre, avait de l'allure. Dans le hall, qui sentait encore le vernis, deux choses m'intriguèrent aussitôt : une note de service adressée à Messieurs et Mesdames les Propriétaires, puis, à peu près au milieu d'une rangée de boîtes aux lettres en palissandre, l'étiquette imprimée donnant le nom de l'occupant du septième B, appartement 87. Il s'agissait de Mlle Salomé Forut. On avait seulement rajouté au crayon feutre rouge, en dessous : et Mme Vue Rezeau. Un numéro d' Ouest-France était coincé dans la fente.
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