— Je ne suis pas fou, je sais ce qu’elle cherche, ta mère. Elle veut m’asticoter jusqu’à ce que je la frappe. Si jamais je lui poche un œil, si j’ai seulement le malheur de lui faire un bleu, tu la verras sauter chez Clobe pour lui réclamer un constat, et hop ! Elle filera demander le divorce à son profit… La frapper ? Pas si bête !
Papa décroise les bras et considère ses mains. À l’annulaire gauche brille cette alliance épaisse comme un anneau de rideau qui se porte à la campagne. Pour la seconde fois, il avoue :
— D’ailleurs, je ne peux pas.
Abandonnant la « plaine à Bouvet », le chemin oblique sur la gauche, vers le bourg, devient une sorte de ceinture desservant un lotissement de jardins aménagés par les ardoisières de Gravoye pour ceux de leurs ouvriers qui habitent Saint-Leup. La brume recouvre les plates-bandes. Cabanes à outils et arbres fruitiers semblent suspendus entre ciel et terre.
— Quand j’ai la tête qui éclate, reprend-il, quand je rage trop, je fous le camp, je sors, je marche.
Chanson connue. Mais Papa ne m’en a jamais tant dit. Il toussote, il crache, il se racle la gorge, où quelque chose semble s’être mis en travers. Puis son fusil le gêne : il le change d’épaule. Enfin il me saisit le coude :
— Toutes ces histoires finiront mal. Eva est capable de tout. Veux-tu que je te dise ?…
— Non !
Mon père s’arrête. Son regard me creuse, sa main pèse, pèse sur mon épaule.
— De quoi as-tu donc peur ? dit-il.
Comme s’il ne le savait pas ! Comme s’il pouvait ne pas le savoir ! Sa voix se réduit, n’est plus qu’un filet. Il chuchote :
— Tu ne penses pas que ta mère pourrait nous cacher quelque chose au sujet des incendies ! Moi aussi, ça m’ennuie qu’elle soit une des rares personnes qui aient assisté à toutes ces noces. Mais, en somme, c’est un peu son métier…
Ouf ! Hypothèse absurde ! Ce n’est pas du tout ce que je craignais. Pourtant je n’aime pas cette haleine frémissante, ce regard provocant, tendu comme un piège. Que veut-il me faire dire ? Et quel rapport entre ces trois phrases et cette colère qui le détourne de moi ?
D’un coup de pied magistral, il fait sauter une motte à vingt mètres. Une branche de prunier qui pend au-dessus d’un treillage est happée, cassée, épluchée, transformée en badine qui se met à fouetter l’air, à cingler les orties. Puis elle s’envole, retombe dans le clos. Papa, avec effort, trouve un pas calme, un ton gouailleur :
— Comme le maire Comme le curé ! Eux aussi ne ratent pas un mariage. Avoue que M. Heaume est un curieux zigoto. Quant au curé, eh bien ! Besson prétend avoir vu une houppelande, un melon. Le curé, en hiver, porte toujours sa grande pèlerine noire, et un chapeau de curé ça ressemble à un melon. Oui, tu vois, je soupçonnerais plutôt le curé !
Le voilà qui éclate de rire.
*
D’un rire faux. Depuis l’âge de cinq ans, je sais que cette façon de se gratter le cou contre son col signifie qu’il est furieux. Non pas contre quelqu’un (en ce cas son cou se raidit et son visage devient de marbre), mais furieux contre lui-même. Quand, faute d’avoir à temps mis à profit son droit de suite, il perd un essaim, quand il manque une grosse affaire, quand il lâche — c’est rare — une phrase qu’il aurait mieux fait de ne pas prononcer, il a toujours ce tic. Rien d’étonnant à ce que son rire se transforme en ricanement, puis en une sorte de chevrotement.
— Pas méchant, pas méchant… Si, Céline, si !… Je suis méchant, mais pourquoi me pousse-t-elle à bout ?
Ses deux poings se dressent. Il crie soudain :
— À bout ! À bout !
Puis ses poings s’ouvrent, ses mains touchent son passe-montagne, retombent d’un seul coup, molles, au bout des bras. Mon ange me dit : « Ne le touche pas. Ce n’est pas le moment de faire ta câline, Céline, avance ! » Et j’avance, troublée, dans le brouillard qui se resserre. Les chouettes se sont tues, mais un matou en chasse hurle quelque part sa mélopée, entrecoupée de crachements d’air rageurs. J’ai sommeil et j’ai froid. Soudain Papa s’immobilise, se plie en deux, m’expédie au fossé d’une bourrade :
— Planque-toi ! Planque-toi !
Aplatie dans un bouquet de chélidoine, la plante à verrues que je reconnais à l’odeur, je relève le nez. Mon chef est allongé de l’autre côté du chemin, à proximité d’un tas de crottin. Dans la direction exacte du clocher de Saint-Leup sur qui s’empale la lune, un point rouge se déplace. Il passe entre deux jeunes pruniers, à hauteur de greffe, donc à hauteur de tête. Aucun doute : ce point rouge qui, à chaque bouffée, augmente d’intensité, est une cigarette, plantée au milieu d’un visage qui, malheureusement, bénéficie du contre-jour. L’homme arrive droit sur nous, probablement sur des talons de caoutchouc, car son pas n’est pas sonore, ne produit qu’un léger froissement d’herbe. Au moment où apparaît une masse noire et trapue, le point rouge saute en l’air et, décrivant une courbe élégante, va s’enfoncer dans la brume. Papa se méprend et, ne comprenant pas que l’inconnu vient seulement de jeter sa cigarette, crie, beaucoup trop tôt :
— Hep ! toi, là-bas !
Résultat : une jolie galopade ! L’ombre a aussitôt fait volte-face, s’est lancée à corps perdu dans la direction d’où elle vient, c’est-à-dire vers le bas bourg. Sa remarquable détente, qui signale de bons muscles jeunes, n’a rien à craindre de mon père, alourdi par son fusil, ni de moi, propriétaire de mollets minces. Nous ne suivons qu’avec peine et perdons du terrain. Mais Papa donne un strident coup de sifflet qui peut s’interpréter comme un signal, invitant quelque lointain acolyte à barrer la route au fuyard. Celui-ci crochette, fait un bond magnifique par-dessus une rangée d’échalas et disparaît de l’autre côté dans un grand fracas de verre brisé. Il a dû tomber en plein sur une couche. Blessé car il a crié, — il se dégage lentement des débris, nous donnant le temps d’arriver jusqu’à la clôture. Ni Papa ni moi ne sommes capables de la franchir en voltige comme il vient de le faire et, protégé par elle, il peut repartir en boitillant. Mais, comme il disparaît derrière une rangée de hauts topinambours, il a le tort de tourner la tête une seconde. Il n’est pas à plus de vingt mètres et cette fois la lune l’éclaire de plein fouet.
— Tu l’as vu, Papa, tu l’as vu ? On dirait que c’est Hacherol.
— Oui, c’est Claude, dit mon père sans s’émouvoir. Maintenant que nous le savons, nous pouvons le laisser filer. De toute façon, il n’ira pas plus loin que chez lui.
— Voilà qui pourrait bien rendre plus claire l’histoire de la lampe à souder !
— Possible, pas certain.
Poussant un genou, poussant l’autre, Papa repart sans se presser. C’est moi maintenant qui suis fébrile, excitée, qui ne comprends pas sa réserve et son calme.
— Mais enfin, s’il n’a rien à se reprocher, pourquoi se sauve-t-il ?
— Peut-être n’a-t-il aucune envie de faire savoir de quels draps il sort, ce coureur !
Un geste pudique clôt l’incident. La brume se laisse traverser par de faibles halos qui sont les lumières du village. Des bruits indéfinissables troublent l’ordre froid du silence. Le chemin va déboucher dans la rue des Franchises-Communales, là où il devient route du Lion, avant le tournant dangereux, au pied même du poteau qui porte le grand S. Un pinceau de lumière avance d’est en ouest, balayant la départementale, illuminant un pan de mur, dont deux immenses garçons de café, l’un rouge et l’autre blanc, occupent toute la surface. Comme l’auto passe, je mets le pied sur le macadam et murmure :
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