— Bertrand est là ? demandent-ils ensemble.
Maman ne me laisse pas répondre. Comme je ne lui communique jamais rien de ce que Papa me confie, même quand il s’agit du plus banal détail, elle ignore qu’il est sorti du colonnoir avec moi.
— Colu est à la mairie, dit-elle.
— Il n’y est plus depuis au moins une heure, reprend Ralingue. J’en viens. Le conseil s’est justement réuni dans l’intervalle et a pris une décision que nous devons lui communiquer d’urgence…
— Eh bien ! attendez-le. Ça m’étonnerait qu’il tarde ! conclut ma mère, pointant le doigt dans la bonne direction.
Le jour commence à tomber. Elle allume et s’efface pour laisser passer les deux hommes qui depuis longtemps connaissent les aîtres. Sans hésiter, ils s’enfoncent dans le couloir qui partage la maison — digne reflet du ménage — en deux parties égales : le domaine de Maman comprenant la salle commune et notre chambre, le domaine de Papa, comprenant également une chambre et une sorte de bureau, situé tout au fond. Ralingue ouvre la porte, manie le bouton situé contre le chambranle et referme. J’hésite, mais, comme je trouve tout de même la politesse de ma mère un peu courte, je l’abandonne pour tenir compagnie à nos visiteurs. Un coup de peigne, et me voilà derrière la porte qui n’est pas épaisse.
— Toujours aussi aimable, dit Ralingue.
— On la comprend un peu, dit Calivelle. Si nos femmes étaient scalpées, essorillées, ignobles à voir, je me demande combien de temps nous tiendrions le coup auprès d’elles. Ce ne doit pas être très drôle pour M me Colu.
— Vous croyez que c’est drôle pour Bertrand ?
Un bon point pour Ralingue. Attendons une seconde pour qu’ils ne supposent pas que j’ai entendu : ça les gênerait. Puis entrons. Ralingue, somnolent, est effondré sur une chaise. Calivelle considère la pièce. Il l’a bien vue cinq ou six fois, mais elle l’étonne encore, et il faut avouer qu’il y a de quoi, « l’antre » — comme je l’appelle — ne ressemblant à rien d’autre. Ni plinthes, ni boiseries, ni parquet, ni papiers peints, ni tapis, ni rideaux. Rien que du carreau et de la chaux. Un téléphone mural, dont les fils ne rencontrent nulle part ceux de l’installation électrique modèle, entièrement faite sous tube. Un bureau, une armoire à dossiers et quatre chaises métalliques. Seul élément combustible : une centaine de livres, rangés toutefois sur des rayons faits de plaques de Saint-Gobain. Professionnellement attiré par l’imprimé, Calivelle s’approche, examine les titres qui proclament tous la préoccupation majeure de leur propriétaire. La lutte contre le feu, Manuel du fumiste, Manuel du pompier, Les pyrogènes, Petit traité de pyrométrie, Les falariques, La théorie plutoniste, Du feu grégeois à la bombe au phosphore, Les supplices du feu, Arts du feu, Dieux du feu (Vulcain, Svarojicht, Agni, Chen-Noung, Nina), Corps réfractaires, Calories et Frigories, Les lampes de sécurité voisinent avec Les légendes de la salamandre, Il Fuoco, de Gabriele d’Annunzio, Le feu, de Barbusse, La rôtisserie de la reine Pédauque, et des formulaires, et des barèmes, et des revues d’assurances, des annuaires, des catalogues de maisons spécialisées dans la vente des ignifuges et du matériel de protection. Au pied de l’étagère gisent deux « Sicli », une crépine, des raccords, des bouts de tuyaux de section différente, des échantillons de laine de verre, d’amiante, de toile coupe-flamme, une pile de dépliants édités par la Croisade de la prudence… Dans la lutte contre le feu, Papa cumule : sergent des pompiers, agent local de la Séquanaise, il représente aussi une firme pour le compte de laquelle il cherche à placer dans toutes les granges ces petits extincteurs rouges, de maniement facile, et une société de produits chimiques qui lance une composition miraculeuse destinée à imprégner le bois des poutres, à le rendre incombustible. Enfin il est le secrétaire de la Ligue des Prudents (trois adhérents à Saint-Leup : Ralingue, Troche et Besson) et chargé comme tel de fulminer contre les campeurs, les jouets en celluloïd, les installations électriques volantes interdites par l’Électricité de France.
— Ça vous intéresse, monsieur Calivelle ?
Surprise ! Pour eux, comme pour moi. Papa sort de sa chambre sur deux silencieuses charentaises.
— Je parie que ma femme et ma fille vous ont dit que je n’étais pas là, explique-t-il (à si haute voix qu’il pourrait bien s’adresser aussi aux occupants de la cuisine). Elles ne m’ont pas entendu rentrer. J’étais si fatigué que, après avoir donné un coup d’œil à mes abeilles, je me suis recouché. Asseyez-vous, je vous en prie.
— Vous avez une curieuse bibliothèque, dit l’instituteur en posant sur une chaise la moitié d’une fesse, selon la méthode qui permet à tous les pions de se retourner aisément pour pincer le chahuteur.
— J’essaie de connaître mon affaire. Tous les problèmes du feu m’intéressent.
— Le feu, le feu ! reprend Calivelle, qui ne déteste pas étaler sa petite culture. Dire que le feu n’est qu’un mot, une apparence, une réaction chimique, une simple accélération du mouvement brownien !… Le feu et Dieu se ressemblent. Ils sont partout et nulle part. On ne peut se passer d’eux et ils n’existent pas.
Papa sursaute.
— Hein ? Que me chantez-vous là ? Le feu n’existe pas ! Vous plaisantez ! On voit que vous n’avez jamais eu affaire à lui. Si vous étiez comme moi…
Déjà il touche à son passe-montagne. Ralingue intervient :
— Parlons de choses sérieuses, dit-il. Tu sais ce qu’il en est, Bertrand. La gendarmerie est sur les dents. Les gens gueulent : ils ont une trouille abominable. Cinq minutes après ton départ, le conseil s’est réuni, et nous sommes tombés d’accord pour l’achat de la sirène et pour celui d’une motopompe à grand rendement, capable d’inonder le sommet du clocher.
Le sergent Colu se retrouve, prend son air compétent :
— J’ai dit ce que j’en pensais. La sirène, bravo ! Mais une pompe sans eau — ou presque, — c’est une ruche sans essaim. Moi, j’aurais d’abord acheté l’essaim.
— Tout à fait mon avis, dit Calivelle.
— La commune fait ce qu’elle peut, dit Ralingue. Si le département nous aide, nous aurons aussi le château d’eau. En tout cas, le vote de principe est acquis, le conseil a nommé une commission — M. Calivelle et moi — pour s’enquérir du type souhaitable, de la marque, des prix. Bien entendu, nous venons…
Papa l’interrompt :
— Je vois !… À la rescousse, Bertrand ! Eh bien ! c’est entendu. Vous n’aurez qu’à signer le rapport. J’ai déjà pensé à la Burton 52.
À peine plus poli que ne l’était ma mère tout à l’heure, il se lève, écourtant l’entretien.
— Je vous soumettrai aussi quelques suggestions pour assurer la sécurité. Il faut absolument que la série noire s’arrête. Ces histoires coûtent très cher à la Compagnie.
— Bah ! fait Ralingue, bonasse. D’un autre côté, ça incite les gens à s’assurer.
— Vous avez là de beaux chandeliers anciens, dit Calivelle, qui n’est plus du tout à la question et lorgne deux Louis XV de cuivre guilloché placés de chaque côté de la cheminée.
Ralingue, qui ne doit pas être féru d’antiquailles, leur jette un coup d’œil distrait, puis s’approche, intrigué. Non par ce qui est au-dessous, mais par ce qui est au-dessus des bobèches. Ce sont nos bougies qui l’intéressent, ces belles bougies d’un brun vivant, un peu marbré, que nous fabriquons nous-mêmes, à la mode ancienne, avec la cire brute du rucher.
— Drôles de chandelles ! dit-il. Je n’en ai jamais vu de pareilles.
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