Il y avait le dîner en silence, réduit à une mécanique de fourchettes et que je redoutais plus que tout. Il y avait le dîner en fanfare, un peu moins pénible, car la dispute tient moins bien que le silence et connaît des rémissions, ne serait-ce que pour reprendre souffle, pour retrouver des arguments. Il y avait le dîner avec un convive invisible, Papa ignorant Maman, Maman ignorant Papa, et chacun d’eux ne daignant s’apercevoir que de ma présence. Il y avait enfin le dîner de trêve, le plus fréquent tout de même, au cours duquel, pour ménager mes nerfs — et les siens, — ma mère consentait à prononcer quelques phrases banales, quelques phrases de service, telles que : « Du pain, s’il te plaît… Tu reprends du veau ?… Passe-moi le sel », ou même : « Es-tu passé chez un tel ?… », embryon de conversation qui se développait parfois jusqu’à l’échange d’une dizaine de répliques et amenait une certaine détente, sans quoi les habitants de la maison Colu eussent depuis longtemps été mûrs pour l’asile de Sainte-Gemmes.
Ce dîner avait été pire que tout autre, avait rassemblé une mère gelée, émiettant nerveusement son pain, ne servant même pas sa fille, un père lointain, si distrait qu’il avait salé machinalement sa compote de pommes et l’avait avalé sans sourciller, une Céline au bord des larmes, assise sur une fesse, appuyée sur un coude et chipotant vaguement dans son assiette. Les serins eux-mêmes n’avaient pas eu le droit de troubler cette méditation générale : comme ils s’agitaient, Maman était allée étendre une serviette sur la cage pour les empêcher de chanter. Quant au chat, qui comme tous les chats avait des antennes, il ne s’était même pas senti tranquille sous le buffet : il rasait les murs en guettant le premier bâillement de porte.
Aussi, le dessert expédié, je n’éprouvai aucune envie de m’attarder à table ni même dans la salle commune. Ces noirs silences crevaient trop souvent comme des orages après le dîner, et j’aimais mieux mettre entre eux et moi l’épaisseur d’une cloison. Je m’étirai du bout des bras au bout des jambes, je me décrochai deux ou trois fois la mâchoire et je pus décemment annoncer :
— Fatiguée !… Je me couche.
— Et la vaisselle ? Ta mère aussi est fatiguée, dit Papa, pour la forme.
— Tu ne vois donc pas qu’elle ne tient plus debout, répliqua vivement cette bonne M me Colu, qui m’eût contrainte à demeurer si Papa avait été (ou avait fait semblant d’être) d’avis contraire.
*
Bonsoir l’un, bonsoir l’autre, un baiser à chacun, au vol, près du menton (signe de presse : le baiser ou plutôt les baisers ordinaires, picoti, picota, explorent toute la région centrale de la joue). Puis, sur une pirouette, qui transforme en tutu ma jupe plissée et découvre deux maigres cuisses culottées de rose, je ne fais qu’un bond vers mon lit. Quelle meilleure retraite et quel meilleur poste d’observation ? L’armoire à glace est juste en face de la porte qui reste toujours grande ouverte jusqu’à ce que ma mère vienne me rejoindre. Comme, une fois l’électricité éteinte, je suis dans l’ombre et eux dans la lumière, rien ne m’échappe. Il vaudrait mieux, bien sûr, il vaudrait mieux fermer la porte ou au moins fermer les yeux. Mais comment pourrais-je me défendre et surtout les défendre l’un de l’autre, si je ne les surveille pas ? De plus en plus les rôles sont renversés, c’est l’enfant ici qui surveille ses parents. De si loin que je me souvienne, ils se sont toujours déchirés, mais ils y mettaient des formes. Depuis trois mois, ils ne respectent plus rien. Regardez-les ! Écoutez-les !
Contrairement à son habitude, Maman, qui met son point d’honneur à ne jamais laisser traîner une vaisselle d’un jour sur l’autre, ne saisit pas la lavette, se contente d’empiler les assiettes sur l’évier, et Papa, lui, s’empare du journal, se dirige vers le couloir, tournant délibérément le dos à sa femme. C’est elle qui doit l’interpeller :
— Ne mets pas le verrou. Je sors.
Réponse négligente :
— Ah ! tu sors…
— Eh bien ! oui, quoi, je sors ! hurle Maman, feignant de répondre à la protestation qu’elle a espérée. Je sors, et, si tu n’es pas content, Colu, c’est la même chose.
Ponctuant la phrase, une assiette (une assiette dépareillée, il est vrai) embrasse bruyamment le dallage. Geste impensable chez cette ménagère ! Papa, une seconde, en suspend son pas. Mais il refuse de se retourner et, contraignant la jambe fautive à reprendre sa marche, dit de sa voix la plus calme, la plus horripilante :
— Tu sors… Bon. Il n’y a vraiment pas de quoi casser une assiette.
Une seconde assiette — une assiette du service, cette fois — vole dans sa direction, rase le passe-montagne et, franchissant la porte en même temps que lui, va s’écraser sur quelque chose qui, d’après le bruit, doit être un sous-verre du couloir.
— Coup double ! fait la terrible voix calme.
La main de ma mère reste suspendue. Jusqu’ici, les scènes se faisaient surtout à sens unique. Voilà que « Colu » ose répondre ! Pis : voilà qu’il la nargue ! Un flot de sang lui monte aux pommettes. Scandée par le pas de son mari qui s’éloigne vers son bureau, la chanson, la chanson qu’elle devait chanter à titre de provocation, jaillit du couloir : Bonsoir, chérie, dormez, soyez sage…
— Oh ! fait-elle, dans un effort rauque qui vide d’un coup toutes ses bronches. Il écoute aux portes, maintenant !
Il ne lui vient pas à l’idée que de toute façon Julienne la braillait bien haut, sa rengaine, que toute la rue pouvait en profiter. Secouant ses cheveux, crispant les doigts, elle cherche la parade. Je connais ce rictus. Il proclame : « Que pourrais-je faire qui lui soit vraiment très pénible ? » Son regard tombe sur le plat ancien accroché au mur, le plat de la grand-mère Colu, le plat-charade auquel Papa tient beaucoup à cause de ce texte idiot dont, à huit ans, j’interprétais correctement les images, y compris les deux lettres russes :
Soue — Veau — Trempe — Hie — Rat d’eau — Râble, — Inhume — Aine,
2 — Puits — I — Taon — Queue — Mont — Cœur — Rade — Œufs — Pène !
2 — Mat — Soufre — Anse — Haie — Ié — Kehl — Queue — Pythie — É :
Geai — Trot — Dame — Ours, — Preux — Nez — An — Lame — Ouate — Ié.
Mon Dieu ! elle sait pourtant que M. Heaume a dit un jour en l’examinant : « Belle pièce ! Ma femme le pousserait bien jusqu’à cinq mille francs dans une vente aux enchères sous le colonnoir. » Elle sait aussi que j’y tiens plus encore que Papa. Je crie : « Non ! » Trop tard. Le plat est arraché, avec son fixateur triangulaire et son clou. Il saute au plafond, respecte l’ampoule, mais pulvérise la rondelle de porcelaine blanche tuyautée qui sert d’abat-jour et se brise lui-même sur le plâtre. Le tout redescend, pour s’émietter en menus, menus morceaux, sur le carreau de la cuisine.
— Sous votre empire adorable ! fait la voix lointaine de Papa.
Déplorable défi ! La vaisselle se met à voler dans tous les sens, le buffet de cuisine, la table, tout ce qui est dedans, tout ce qui est dessus, sont renversés dans un fracas de catastrophe. Piétinant parmi les débris, achevant à coups de talon la soupière qui miraculeusement n’avait qu’une anse cassée, Maman s’acharne, donne encore un coup de poing dans la glace. Ce sera son dernier exploit. Un morceau de verre lui est rentré dans la paume, le sang jaillit, elle pousse un ridicule petit : « Ouille ! », secoue la main et, soudain, abandonne tout, se jette dans le couloir, dans la cour. Le portillon métallique tinte : elle s’est réfugiée chez Julienne.
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