Simple oraison jaculatoire qu’étrangle l’émotion. Le hasard est absurde qui avait d’abord si bien fait les choses et qui maintenant s’acharne à les détruire. Les cheveux roux s’agitent : Maria se rejette en arrière, découvrant ce visage aux yeux verts qui ce soir, peut-être, se sera effacé. Courage ou résignation ? Inconscience ou souci de dignité ? Ses paupières tombent, ses lèvres bougent un instant dans le vide. Puis elle sourit, disant d’une voix paisible :
— Voilà Fidelia.
Fidelia s’avance, l’œil à terre, trop préoccupée par l’incarcération de son mari, la rougeole de ses filles, pour faire attention à quiconque. Elle a son éternelle robe jaune à raies brunes, son foulard noué sur la nuque et marche en balançant les hanches sur de vieilles espadrilles qui perdent de la cordelette. D’un sac de toile pendu à son poignet elle a déjà retiré ce trousseau qu’elle n’a jamais confié à personne et qui comporte trois clefs accrochées à un anneau de cuivre : une clef bénarde à quatre dents pour la grille, une clef à pompe pour le verrou de la porte d’entrée, un passe-partout qui ouvre tous les placards. Elle s’arrête, elle pousse la bénarde à fond dans la serrure dont le pêne en reculant deux fois fait deux petits bruits gras. Le portillon s’ouvre… Mais quoi ? On court derrière elle ; on lui saisit un bras, puis l’autre ; on lui arrache ses clefs, tandis que dans son dos une voix mince annonce :
— Police ! Vous êtes bien madame Cahuil, n’est-ce pas ? Nous entrons avec vous.
— Mais, messieurs… proteste faiblement Fidelia.
Faiblement, car dans sa situation de femme de prisonnier il n’y a que l’endroit choisi pour l’interpeller qui l’étonne. On l’entraîne, on la soulève. Jusqu’au perron elle ne touchera pas terre et comme à l’intérieur la bienséance, à l’abri de tout témoin, devient superflue, elle a bien tort de geindre, tandis qu’un des costauds lui tortille un poignet :
— Vous me faites mal.
Pour bien montrer que, s’il est petit, c’est quand même lui le patron, l’homme à la voix mince qui s’est campé devant elle lui expédie, en va-et-vient, quatre gifles sonores :
— Maintenant, causons. Mais auparavant déshabille-toi.
L’ahurissement de la fille l’enchante. Il éclate de rire, et ses bons travailleurs de force, dont, chacun a posé une lourde godasse sur les orteils de Fidelia et s’y appuie comme par mégarde, ricanent à l’unisson :
— Mais oui, précise le commissaire, les femmes, je ne les interroge jamais qu’à poil. Psychologique ! Quand elles n’ont plus rien à cacher de leur anatomie, elles sont à point pour avouer le reste. Enlève ta robe.
À vrai dire, Fidelia est bien incapable de faire le moindre geste et ce sont les acolytes, bien exercés, qui se penchent, saisissent l’ourlet et tirent de bas en haut sans se préoccuper de ce qui se déchire. Dépouillée d’un coup de sa fanchon, de sa robe, de sa combinaison dont les bretelles ont cassé, Fidelia se retrouve, flageolante, en slip et en soutien-gorge.
— Tu t’appelles Fidelia Cahuil, tu es née à San Pedro, tu as vingt-trois ans, tu es mariée, tu as deux filles, récite le commissaire. Ton mari, communiste notoire, a fait le coup de feu contre nos troupes. Il s’était enfui, mais nous l’avons retrouvé et arrêté. Tu vois, je sais tout… Luis, détache son soutien-gorge ! Ramon, enlève-lui sa culotte !
Le soutien-gorge glisse, la culotte s’enroule le long des cuisses. Elle tombe sous la forme de deux bracelets d’étoffe emprisonnant les chevilles qui, spontanément, se frottent l’une contre l’autre pour s’en débarrasser en même temps que des espadrilles. Fidelia se redresse : statue de bronze clair sur quoi coule ce long flot de cheveux aussi noirs que le triangle sacré dont le commissaire détache mal un œil qui s’amenuise. Le grain de fierté, le défi pudique qui brille dans celui de Fidelia, nue, mais nette, ne lui a pas échappé. Il susurre :
— Eh bien, tu vois, ce n’est pas si difficile d’exhiber ton petit capital. Je n’aime pas faire de compliments, mais tu es beaucoup plus agréable à regarder sans tes nippes… C’est d’ailleurs un scandale ! Quand je pense que c’est un salopard qui se tape ça, je me dis qu’il n’y a pas de justice. Allez ! On va commencer par visiter la cambuse. Passe devant…
Pure formalité. Scénario bien mis au point. Fidelia en tête — une main sur le sein, une main sur la touffe, comme une Vénus de haute époque —, le commissaire tout benoît, tout bénin sur ses talons, Luis en troisième position et Ramon à l’arrière, c’est une étrange procession qui arpente la salle commune, la cuisine, la nursery, la chambre d’ami, le bureau, repérant les lieux sans toucher à quoi que ce soit. On termine, bien sûr, par la chambre à coucher des Legarneau. Si le commissaire n’a pas vu le coup d’œil alarmé que Fidelia a lancé au plafond en passant sous la trappe, il peut savourer la gêne qu’inspire son insistance à considérer le lit conjugal recouvert d’une nuageuse couverture faite de peaux d’alpaga. Ses hommes ont détourné la tête, un demi-sourire aux lèvres. Petit-Gris s’abîme dans la compassion :
— C’est idiot, murmure-t-il, tu es jeune, tu n’es pas mal foutue, tu as la vie devant toi, tu as deux enfants à élever. Ton mari est au trou avec un chef d’accusation si grave que, sans intervention de ma part, il n’a aucune chance de s’en tirer. Rébellion à main armée, en principe, c’est tacatacatac…
À l’onomatopée se joignent deux doigts pointés mimant une fusillade. Fidelia se raidit. Paterne, le commissaire s’assied sur le rebord du lit. Quelque chose lui remue dans la bouche. Il salive :
— Toi-même, tu n’es pas si blanche, ma chérie, et tu pourrais avoir de gros ennuis si tu n’es pas très, très compréhensive. Je connais un peu ton patron, j’ai même un compte à régler avec lui. Il ne nous aime pas, c’est son droit ; mais c’est le mien et c’est aussi mon boulot de me méfier de ce qu’il mijote. Tu n’as rien remarqué de particulier ici ?
La nudité, ça se surmonte. Qui vous a vue n’a plus rien d’autre à voir. Fidelia est comme rhabillée d’indifférence. Elle desserre enfin les dents :
— Vous savez, moi, je balaie ; on ne me fait pas de confidences.
— Mais ton mari, lui, devait t’en faire, et ses amis, tu les connais sûrement ! glapit Ramon, pinçant le gras du bras de la fille et tournant d’un coup sec.
— Ramon ! fait sévèrement le commissaire. Que veux-tu qu’elle nous apprenne de neuf sur ses copains ? Nous les tenons et ils ont tout reconnu. Tu ne vois pas qu’elle ne demande qu’à coopérer, cette petite, pour tirer son Pablo du guêpier ? Moi, je ne demande pas mieux. L’ennui, c’est qu’elle ne paraît pas avoir grand-chose à nous offrir en échange. À moins que…
Un regard gluant exprime le reste, et Fidelia, dont les paupières tombent, frémit de la tête aux pieds.
— Vous lui faites peur, grogne le commissaire. Allez m’éplucher la paperasse dans le bureau en prenant soin de tout remettre en place. Attention ! Vous êtes de purs esprits, vous ne laissez pas de trace. Nous, Fidelia, nous allons voir ce que nous pouvons faire. Si tu es très gentille…
Les costauds se sont déjà éclipsés. Petit-Gris, le derrière enfoui dans l’alpaga, y plante aussi dix doigts grattouillant de la fourrure. Fidelia se garde de rouvrir les yeux : leur expression ne plaiderait pas sa cause. Elle laisse tomber ses mains, défense dérisoire, et les cuisses serrées, les seins bousculés de soupirs, la bouche tordue, elle balbutie :
— Vous libéreriez Pablo si…
— Et il ne s’en douterait jamais, bien sûr ! murmure le commissaire, lui happant le poignet pour l’attirer sur le lit.
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