– J'ai bien peur que la seule limite soit celle de notre imagination.
*
Je menaçais de le faire depuis longtemps. Dans l'épisode que nous avons bouclé aujourd'hui, Dieu nous est apparu. Dieu en personne.
Il correspond bien à l'image que la plupart des gens s'en font, c'est un auguste vieillard drapé dans des vêtements blancs, son superbe visage aux traits creusés inspire une sorte de crainte mêlée de joie.
– Hé, Louis, tu crois que ça suffit, comme description?
– Fais voir… En rentrant de son jogging, Bruno rencontre un auguste vieillard drapé dans des vêtements blancs, son superbe visage aux traits creusés inspire une sorte de crainte mêlée de joie. Amplement suffisant.
Lina, la chasseuse de têtes, va avoir du mal à trouver un mec dont le regard inspire une sorte de crainte mêlée de joie. Déjà qu'ils sont allés chercher la Créature dans une espèce de phalanstère d'acteurs, en Hongrie, ça a fait tout un pataquès. Après tout, qu'elle se débrouille. Ça donnera une chance à ses émissaires de justifier leur salaire.
– A propos de casting, dit Jérôme, il faut qu'ils recrutent la fille qui va jouer Dune.
– Rappelez-nous qui est cette Dune.
– Une nana qui s'est échappée de la secte des Barbariens. Elle a vingt-cinq/trente ans, elle est plutôt jolie, point final.
– C’est tout? demande Mathilde. Vous créez le personnage d'une belle fille de vingt-cinq ans, et c'est tout ce qui vous vient l'esprit?
– Les filles ça n'a jamais été son truc, ricane Tristan. Sous ses airs, comme ça, c'est un timide. Quand il était ado, il essayait de les attirer à la maison en leur promettant de leur montrer «l'homme-canapé». Tu te souviens de la rouquine?
– Tu n'es pas obligé de raconter, dit Jérôme, cramoisi.
– Et devinez qui faisait «l'homme-canapé»?
– Quand je décris un beau gosse, dit Mathilde, je puise dans mes reliquats fantasmatiques. Ça va du voisin de palier à la star hollywoodienne.
– Il n'y a pas une actrice qui te plairait? Paraît que ça se bouscule pour jouer dans Saga.
– Bof…
– Dans ce cas, il faut la créer de toutes pièces, dit Louis. Décris-nous la femme idéale, pour toi.
C'est un plaisir de le voir triturer ses doigts, les yeux rivés sur ses tennis. Lui qui se fout de moi chaque fois qu'une fille passe dans le couloir. Lui pour qui les personnages féminins servent au repos du guerrier quand elles ne sont pas elles-mêmes des Rambo en bas résille. Dans deux minutes on va apprendre que c'est un grand sentimental.
– Arrêtez de me regarder comme ça. Je ne me suis jamais posé la question…
– Une brune, une blonde?
– …
– Une rouquine? fait Tristan en rigolant de plus belle.
– Plutôt… une brune. Avec des cheveux longs et raides comme des baguettes.
– Ses yeux?
– … Il faudrait qu'elle ait les yeux très bleus et que sa peau soit mate, un peu cuivrée, comme une indienne Zuni, et puis…
– Et puis quoi?
– … Elle aurait un sourire imperceptible, comme une geisha. Elle aurait des jambes interminables et une poitrine discrète, cuivrée, aussi, la poitrine.
– Profil psychologique?
– L'adorable emmerdeuse?
– La vipère fatale?
– Pas du tout. Le moindre de ses gestes donnerait une impression de sérénité, on lirait en elle comme dans un livre ouvert et son rire coulerait comme une petite rivière.
– Elle aurait des aptitudes particulières?
– Qu'est-ce que tu veux dire?
– Je ne sais pas, n'importe quoi, le tennis, les claquettes, le saut à l'élastique…
– Il faudrait qu'elle parle plein de langues, j'aime les femmes qui parlent plein de langues. Son français aurait une petite pointe d'accent. Dans des circonstances très précises, elle choisirait le japonais sans que personne ne sache pourquoi. Parfois elle citerait Shakespeare dans le texte. Et si par-dessus le marché, elle sait lancer le boomerang…
Le Vieux rompt un délicieux petit silence en détachant une page de son bloc-notes.
– Je crois que je n'ai rien oublié. Nous allons voir combien de temps ils vont mettre à trouver Dune.
– Cette fille-là n'existe pas! hurle Jérôme.
– Lina va envoyer ses sbires dans tous les coins du monde et passer des annonces sur les cinq continents, mais ils nous la trouveront!
Le Vieux a raison, il faut en profiter tant que nous avons le pouvoir. Le 21 juin, on nous jettera dehors, mais d'ici là, on va leur en faire voir!
– J'ai 40 ans, dit Mathilde, c'est dire le temps qu'il m'a fallu pour trouver quelqu'un qui satisfasse tous mes caprices. Il s'appelle Séguret et je l'userai jusqu'à la corde comme une danseuse ruine son banquier d'amant.
Je nous sers une tournée générale de vodka au poivre et nous trinquons à cette Dune qu'il nous tarde de connaître. Jérôme hausse les épaules, il pense que Louis se fout de lui depuis le début. Mathilde regarde l'heure et s'en va la première. Tristan saisit ses béquilles pour sa promenade vespérale dans la salle de montage.
Le Vieux lui demande s'il peut l'accompagner, il a envie de voir comment travaille William.
– Vous m'aiderez à ouvrir les portes, dit Tristan en souriant.
Ils s'éclipsent tous les deux. Je cherche partout la bouteille de vodka, Jérôme rince les verres. Le fax se met en marche et à cette heure-ci, nous n'avons aucune bonne nouvelle à espérer.
– Si c'est encore des conneries à bricoler d'urgence, cet enfoiré de Séguret peut aller se brosser.
Il arrache le papier et le lit. Je redoute le pire.
– Ils font une fête dans les studios…
– Quand?
– Ce soir.
– Sympa de nous prévenir à la dernière minute.
– Ils ont calé l'anniversaire de Jonas sur la fin de tournage du n°67.
– Ça te tente?
– On ne connaît personne. On aurait l'air de quoi…?
*
Nous sommes restés silencieux, pensifs, dans le taxi qui me déposait chez moi avant de ramener Jérôme au bureau. Soûlés au Champagne. Séguret est passé en coup de vent sans nous repérer. Personne ne nous a reconnus, personne ne nous a demandé ce que nous faisions là et personne ne nous a adressé la parole.
– Celle qui fait Evelyne a l'air plutôt sympa.
Le buffet était somptueux, le Champagne excellent et les traiteurs servaient des petits plats chauds faciles à manger.
– Qui était ce type qui s'est pincé le nez quand on lui a demandé ce qu'il pensait du dernier script?
– Celui qui ressemblait à Walter?
– Oui.
– C'était Walter.
Avant les festivités, j'ai assisté à la fin du tournage. Je ne me doutais pas de cet invraisemblable ballet, ces décors qui valsent, ces dizaines d'individus qui se tournent autour. En me baladant, je me suis retrouvé au beau milieu d'une galerie d'art contemporain pleine de toiles et de sculptures. J'avais envie de situer la rencontre de Bruno et sa fiancée dans un endroit comme celui-là, et je m'étais même amusé à inventer des œuvres. Un nu hyperréaliste près d'un radiateur, un assemblage d'assiettes et de photos de Dali, une colonne de photocopieurs déglingués, un monochrome orange lacéré de part en part. Sur mon ordinateur, je m'en étais donné à coeur joie, j'ai balancé du concept et de l'effervescence chromatique à qui mieux mieux, persuadé que la production mettrait toutes mes pointilleuses descriptions au panier pour acheter de vagues reproductions aux puces de Saint-Ouen. Eh bien, non! Ils ont tout fait faire sur mesure! Mon nu au radiateur est une merveille! Mon installation de photocopieurs mériterait sa place à Beaubourg! Je suis un artiste! Un artiste!
– Tu as entendu l'histoire du jeu?
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