– Marco?
… Et si Camille tombait amoureuse de Menendez? On n'aurait plus besoin d'arranger cette rencontre avec Philipp, d'autant que Jonas a un truc à cacher au F.B.I., au sujet de Philipp.
– Ouuuuuhoouuuuu… Marcooooo… reviens parmi nous!
– Excusez-moi, dis-je en sortant mon calepin, j'ai complètement oublié de souhaiter l'anniversaire de mon père, il faut absolument que je le note sinon ça va m'échapper à nouveau.
Je sais ce que va devenir Camille… Je le sais! Il faut absolument que je note ça!
Les conversations reprennent, Béatrice veut un deuxième enfant, Auguste n'est pas vraiment pour, les deux autres essaient de le convaincre. Un deuxième enfant… Nous sommes en train de parler d’une vraie vie! Une décision cruciale, des semaines d'espoir, des mois de gestation, des préparatifs incroyables, un investissement moral et psychologique, il faut tout ça pour créer quelqu’un. Ce quelqu'un en a, en moyenne, pour soixante-quinze ans d'espérance de vie. Et cette vie ne sera sans doute qu'une suite de petites étapes rituelles, bonnes et mauvaises. Pas de mystère lourd à porter, pas d'amour fiévreux et désespéré, pas d'héroïsme universel pas de péripétie rocambolesque, rien que de la vie, tissée jour après jour. ça, c'est de la création de personnage. Un seul cri de cet enfant sera plus chargé de réel que toute cette bimbeloterie sans queue ni tête sortie de mon imagination.
– On va bientôt passer à table, il faut coucher les petits.
– Marco, tu veux bien t'en occuper?
– Pardon?
– C'est pas tous les soirs qu'on a un scénariste à la maison. Je ne sais plus quoi leur inventer pour les endormir.
– Une toute petite histoire, allez… Pour toi, c'est rien.
Tous les quatre se marrent.
– Je ne sais pas faire ça. Je n'ai pas le chic, avec les mômes. J'ai l'air d'une andouille…
– Mais si, tu vas très bien t'en sortir.
D'autorité, on m'entraîne dans leur chambre. Je me retrouve assis au bord du lit, dans la pénombre, avec deux têtes blondes sur un traversin, les yeux grands ouverts.
– On t'attend pour les hors-d'oeuvre, chuchote Juliette en fermant la porte.
Le piège. Je cherche dans mes souvenirs de princesses, de petits cochons et de grands méchants loups. Et ne vois rien venir. Les quatre grands yeux attendent. Une forêt? Un château? Est-ce que ça parle aux gosses d'aujourd'hui? Avec leurs petites mèches blondes, ils ont l'air d'anges qui ne demandent qu'à bâiller. En réalité ce sont de cruelles machines à éventrer les peluches, boostées à la cybernétique japonaise, prêtes à mordre dans le troisième millénaire. Les princesses n'intéressent plus que ma camarade Mathilde. Mais j'ai peut-être une dernière chance de les bluffer ei faisant du neuf avec du vieux. Sans même me griller de précieux fusibles. Je suis à peu près sûr que ces mômes n'ont pas encore vu Basic Instinct.
– C'est l'histoire d'une très belle dame blonde qui vit dans un très beau château, au bord de la mer…
*
Je referme la porte avec une extraordinaire lenteur et descends les marches sans le moindre bruit. Je crois m'en être assez bien sorti. Le personnage de Sharon Stone est devenu une sorte de sorcière qui rend fous ceux qui l'approchent. Le pic à glace est un poignard magique et le flic joué par Michael Douglas, un preux chevalier qui va envoûter la sorcière. Dans le salon, ça discute fort. J'ai bien mérité mon assiette de poulet au curry et mon verre de rouge. L'escalier craque, j'avance à pas feutrés, manquerait plus qu'un gosse se réveille et que je sois obligé de lui raconter Orange mécanique. Ils ont l'air de bien rigoler, en bas.
– Il doit se faire un paquet de blé avec le feuilleton.
– On ne sait toujours pas pourquoi Charlotte est partie?
– Il a l'air crevé, non?
Je me fige, net, un pied sur une marche, l'autre en suspension.
– Vous êtes sympas de nous inviter avec lui.
– Surtout un jeudi soir.
– C'est mon seul soir de libre, et vous savez pourquoi? Le ministre reste chez lui pour ne pas rater l'épisode. Le lendemain matin, on en reparle dans la voiture.
– Qu'est-ce qu'on vend comme Bach, au magasin. Les gens ne demandent même pas L'art de la fugue, ils veulent la musique de la Saga du jeudi. On a fait des présentoirs.
– À la boutique, c'est pareil. Le nombre de rombières qui viennent pour telle ou telle robe que porte Evelyne! Et les minettes qui se prennent pour Camille… elles veulent toutes sa veste à franges, très 70, et le ruban noir qui va avec.
– Les trucs que les grand-mères se mettaient autour du cou, je me souviens.
Je m'assois sur la dernière marche.
– Au lycée c'est un vrai bordel. Je sais déjà que demain matin, ça va me prendre un bon quart d'heure pour les calmer. Pas uniquement les cinquièmes, les terminales c'est pire. Les mômes veulent connaître leur Q.I., ils se prennent tous pour des surdoués. L'autre fois j'ai fait un cours sur les surréalistes parce que Camille cite une phrase de Breton, je ne sais plus laquelle…
– «Vous qui ne voyez pas, pensez à ceux qui voient.»
– Ce n'est pas au programme, j'ai dû piloter à vue.
– La pub se termine!
– Mets plus fort, mon cœur.
– Qu'est-ce qu'il fout, là-haut…?
Je réussis à attraper mon blouson et rejoins le vestibule sans bruit. Je referme la porte d'entrée au moment où Bach envahit doucement l'appartement.
Une odeur inconnue flotte dans le bureau. Près de l'ordinateur m'attend un paquet cadeau dans un emballage rutilant. Toute une gamme Saga pour homme: after-shave, eau de toilette, savon, bain moussant. Le tout à la vanille. Jérôme se sert du vaporisateur d'eau de toilette comme d'un aérosol, il s'est mis en tête de tuer cette odeur de tabac à laquelle nous ne prêtons plus attention. La consommation de vanille en France a triplé depuis le mois de janvier, nous dit un bristol griffonné par Séguret. On en veut dans les yaourts, les bâtons d'encens, les glaces, un chewing-gum inédit à ce jour a même été lancé. Si nous continuons à faire allusion à ce cher parfum, nul ne s'en plaindra et surtout pas nous, conclut-il. Je me demande si ce monde qui sent la vanille est bien le mien. Nous avons ici une parfaite illustration de ce que l'on appelle «l'effet papillon». Un papillon bat des ailes à Tokyo et un déluge s'abat sur Los Angeles. Petites causes, grands effets. Si aujourd'hui, des importateurs, des industriels, des commerçants gros et petits se frottent les mains, si la France entière fleure bon le même arôme, c’est uniquement parce que le mot chèvrefeuille était trop long à écrire.
J'ai vu l'épisode d'hier, dit Jérôme.
– Et alors?
– Mièvre.
– Mièvre?
– Si j'avais eu un.44 Magnum, j'aurais fait exploser cette télé pourrie. Gros manque de violence et de cul! Maintenant les en veulent plus. Les Américains l'ont compris depuis lonetemps. C'est pour ça qu'ils nous enterrent et que j'irai les rejoindre.
Un Quart d'Heure de Sincérité? Non, c'est même le contraire. Dans ce que j'entends, il n'y a qu'aigreur et impuissance, et je crois comprendre ce qui le met dans un état pareil.
– Regardez ce qui marche le mieux: les trucs les plus sanglants, les plus sexe, parfois même les plus crados. Les héros sont des cannibales et les stars ouvrent leurs cuisses. Avec la Saga, nous avons une chance unique de faire passer tout ce qu'on veut et on n'en profite même pas.
La presse vient d'annoncer officiellement le tournage de Death fighter 2. Des moyens pharaoniques, une pléthore de stars, et toujours ce même enfoiré d'Yvon Sauvegrain pour s'en faire reluire. Combien de fin de soirées ai-je entendu Jérôme ressasser toute cette histoire comme un vieux pochard? Combien de séances nocturnes à la recherche d'une idée imparable pour le venger, une évidence scénaristique, une urgence de récit, une pirouette finale? Nous y avons travaillé comme si les spectateurs étaient déjà assis dans la salle. Yvon Sauvegrain va payer. Bientôt.
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