La vie reprend son cours, les terrasses se repeuplent et le trafic fait pulser le boulevard. J'essaie de me persuader qu'il s'agit d'un soir comme un autre, même si, sur le chemin de l'avenue de Tourville, j'entends des bribes de conversations, des prénoms familiers et des mots tout droit sortis de ma plume.
Tristan a l'air de s'ennuyer, tout seul. J'ai même cru que l'écran était éteint. Son frère est allé chercher du sucré. Je lui demande ce qu'il a pensé de l'épisode.
– Vous arrivez encore à me surprendre, tous les quatre. Des fois c'est n'importe quoi, des fois ça t'hypnotise, mais on ne peut jamais dire que c'est chiant ni prévisible.
Je lui demande ce que donne la réapparition de Marie, bricolée à partir d'anciens épisodes, même si pour lui l'effet de surprise ne joue plus depuis qu'il assiste au montage.
– Les trucages de William ne se voient pas, on a l'impression qu'elle est vraiment revenue, ça fait un choc.
Pour une petite séquence en passant, l'illusion suffît, mais nous ne devons pas abuser de ce genre de repiquage, ça finirait par voir. L'idéal serait de convaincre la vraie Elisabeth de venir jouer une scène. Juste une toute petite. Une «Spécial guest star», comme dirait Jérôme.
– À part ça, il est temps que le feuilleton s’arrête, reprend Tristan. Faut finir en beauté. Ce serait une vraie connerie de vouloir pisser de la Saga une saison de plus.
De ce côté-là, pas de souci, Séguret n'en a même pas émis l'idée.
– Chocolats, esquimaux, j'en ai même pris un pour toi, Marco.
Je propose à Jérôme d'appeler Elisabeth Réa pour savoir ce qu'elle devient. Elle a laissé le numéro de son hôtel dans l'agenda du Vieux.
*
La situation est claire. Fred ne peut plus se satisfaire des apparitions fugaces de Marie, il faut qu'il la voie en chair et en os, qu'il la touche, sinon, il menace d'abandonner la recherche, autant dire des milliards de vies foutues. Par un soir d'orage, transformé en docteur Frankenstein, il va créer un clone de sa beile-sœur tant aimée. Il n'a pas eu la vraie Marie, il en aura une copie et lui fera faire n'importe quoi. Lequel d'entre nous n'a jamais rêvé d'une chose pareille? Elisabeth avait une coupure de deux jours dans le plan de tournage de son film, elle était ravie à l'idée de venir jouer la séquence, rien que pour nous, et accessoirement pour dix-neuf millions de fidèles. Séguret a failli nous embrasser quand il a appris que Marie renaissait de ses cendres. Grâce à lui, l'opération s'est montée en quelques jours, même la N.A.S.A. ne réagit pas aussi vite. La séquence a été tournée aujourd'hui et dure douze minutes. Dans son laboratoire, Fred parvient à «dupliquer» la femme qu'il a toujours aimée. C'est un être de chair et de sang, semblable en tout point à l'original. À cette différence que le clone est par nature obéissant et pas bégueule. À peine a-t-elle pris forme qu'il s'enferme avec elle dans une chambre pour faire toutes les bêtises auxquelles il a rêvé des années durant. Ensuite, il fera croire à Camille et Bruno que Marie est revenue, et ils vivront heureux tous les quatre, plus encore qu'ils ne l'étaient avant l'installation des Callahan. Il y a fort à parier que cette histoire de clone va affoler les masses et faire couler de l'encre. On peut prévoir l'anathème des culs-serrés et la glose des intellectuels. Il aurait pu être amusant de développer cette idée d'asservissement des êtres aimés mais le temps nous manque et Elisabeth doit reprendre un vol dès ce soir. Avant de partir, elle a tenu à dîner avec nous.
– Il me reste encore trois semaines de tournage sur le film de Hans, et on m'a déjà proposé autre chose. Vous ne m'avez pas seulement ressuscitée dans la Saga, mais aussi dans la vie, dans mon métier. Je ne suis plus Madame Sparadrap. Je ne sais pas comment vous remercier.
Elle regarde sa montre sans manifester de signe d'impatience Mathilde, Jérôme, le Vieux et moi, pensons exactement la même chose en la voyant rire et bouger: nous avons fabriqué un peu de bonheur.
Mais le bonheur, c'est connu, ne songe qu'à fuir dès qu'il entend son nom.
Elisabeth perd son sourire.
– En fait si, je sais comment vous remercier, mais croyez bien que j'aurais préféré trouver mieux. Je tourne autour depuis le début du dîner…
Elle ressemble tout à coup au toubib que Walter consulte, avec cette même tête de celui qui va annoncer un cancer.
– Je suppose que personne ne vous a parlé de la seconde saison de la Saga.
– …?
– … La seconde… quoi?
– Les six acteurs principaux sont déjà sous contrat pour la suite du feuilleton, personne d'autre n'est au courant. Je le sais parce que Séguret m'a proposé de revenir. Ils ont recruté une seconde équipe de scénaristes qui travaillera tout l'été et le retour de Saga sera annoncé à la rentrée. Jessica a déjà le manuscrit du premier épisode chez elle. Je peux vous assurer que les enjeux sont tellement forts que le secret sera particulièrement bien gardé, surtout autour de vous. Quitte à trahir quelqu'un je préfère trahir Séguret. Excusez-moi de vous annoncer ça aussi brutalement.
Elle se lève, regarde sa montre, saisit sa valise. Elle n'ose pas nous embrasser.
– Ils vous haïssent, tous les quatre.
Elle se retourne une dernière fois et sort du restaurant.
*
Le lendemain, nous n'avons pas travaillé. Il fallait attendre que Louis se débrouille pour en savoir plus avant de faire le moindre geste. Chacun de nous avait envie d'accuser seul ce coup de marteau derrière le crâne. J'ai passé la journée affalé dans un fauteuil, le nez en l'air.
Notre contrat stipule que personne d'autre que nous n'a le droit de toucher aux 80 épisodes de la Saga, mais rien n'empêche la chaîne de lancer une seconde série après nous avoir débarqués. Comment avons-nous pu être assez naïfs pour penser que Séguret voulait, comme nous, limiter la Saga dans le temps.
Nous sommes les plus mauvais scénaristes du monde pour n'avoir pas vu venir un coup pareil.
Crétins que nous sommes.
Imbéciles.
Nous méritons ce qui nous arrive.
Le Vieux a appelé pour dire qu'il avait encore besoin d'une journée. Aujourd'hui, je suis resté sur un banc de square pendant des heures. J'ai beau être athée, je n'ai pas pu m'empêcher de traîner mes pas dans une église pour y chercher un peu de silence.
*
Les trois autres sont déjà là. Tristan a ses écouteurs dans les oreilles. Le Vieux est assis d'une fesse sur son bureau, nous ne pouvons détourner les yeux du manuscrit qu'il tient en main.
– Comment as-tu fait pour l'avoir, Louis?
– Comme un petit chapardeur. Je suis passé tard à la production, j'ai attendu que tout le monde s'en aille et j'ai fouillé pendant des heures jusqu'à ce que je trouve une disquette dans un tiroir du bureau de Séguret. J'en ai fait une copie et l'ai remise à sa place.
Je lui demande s'il a lu l'épisode.
– Je n'ai pas pu résister. Faites-en des photocopies, on en reparle dans une heure.
*
Jérôme a terminé en même temps que moi et nous avons attendu Mathilde en silence. Aucun de nous trois n'a envie de se prononcer le premier.
– On ne peut pas dire que c'est compliqué à lire, dit-elle, c'est déjà un bon point pour eux.
– C'est même plus fluide que ce qu'on fait, dit Jérôme.
– C'est pro.
– C'est calibré.
– C'est rond.
On peut le dire comme ça.
À la lecture de cet épisode 81, je viens de comprendre que le détournement de personnage n'est pas la pire chose qui puisse arriver à un scénariste. Le comble est atteint quand un autre que lui essaie de marcher dans ses traces et tente vainement de lui rester fidèle. Un peu comme si on trouvait le pardon pour une faute que l'on n'a pas commise.
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