*
Les semaines défilent à une vitesse folle, les épisodes 77, 78 et 79 se sont succédé sans que j'y prenne garde. En attendant la délivrance du 21 juin, j'accepte tout ce que la Saga m'impose, à commencer par mettre ma vie de côté. Charlotte n'a pas répondu à mon appel. L'a-t-elle seulement entendu? Elle est peut-être loin, dans un pays sans télé, sans câble, sans satellite, là où la vie ressemble une pub. Il n'y a pas si longtemps, il m'est arrivé de prier pour qu'elle revienne. Je me suis interrogé sur ce geste. Je pensais avoir créé une sorte d'intimité avec Dieu depuis qu'il est devenu un de mes personnages principaux (je L'ai même très bien servi au niveau des dialogues, Dieu ne dit pas n'importe quoi). Je Lui ai donc demandé de me rendre Charlotte, ou me guider vers elle, en échange de quoi, je donnerai de Lui une image élégante, sobre et terriblement contemporaine à dix-neuf millions d'individus. Il avait tout à y gagner: que représentent ses fidèles du dimanche midi en comparaison des miens, le jeudi soir?
Aujourd'hui, je regrette d'avoir voulu jouer au marchand de tapis avec Lui. Non seulement Il n' a rien fait pour me rapprocher de celle que j'aime, mais j'ai bien peur qu'il cherche désormais à m'en éloigner plus encore. J'ai tout fait pour tourner son absence en dérision mais ça ne m'amuse plus. Dès le 22 juin, je vais avoir besoin d'elle comme jamais auparavant. Ce matin-là je serai débarqué, seul, en territoire inconnu, je serai enfin devenu scénariste, mais à quel prix?
Par esprit de revanche, j'ai employé un moyen radical pour prévenir les démangeaisons de ma libido. Séguret lui-même n'aurait pas fait de choix aussi fulgurants. Deux options possibles:
1. Masturbation.
2. Coït.
La solution 1, de loin la plus opportune, avait l'inconvénient de reculer un peu plus la frustration et donc, paradoxalement, de me faire perdre un temps précieux. La solution 2 menait directement à:
a. Avec une ex.
b. Avec une inconnue rencontrée par hasard.
c. Avec une professionnelle.
J'avais déjà donné dans le petit a, et nulle envie de remettre ça. En temps que scénariste, je prends d'énormes précautions avec le hasard, la direction b s'est donc éliminée d'elle-même.
– Ne me dis pas que tu es allé voir une pute!
– Si.
– Mais… On ne va plus aux putes depuis les années soixante!
Jérôme n'en est pas revenu. Il m'a regardé comme:
1. Un nostalgique d'une époque révolue.
2. Un pervers honteux.
3. Un héros.
Il devait y avoir un mélange des trois, avec, comme alibi, une sorte de curiosité professionnelle à laquelle il n'a pas cru une seconde.
– Ben voyons, et le jour où tu dois décrire la chute de l'Empire romain tu te balades en toge?
– La passe, c'est différent. C'est sûrement la scène la plus codifiée au monde. Le clin d'œil, l'accostage, le tarif, la montée de l'escalier, les options, le papier peint qui se décolle, la bouche qui se refuse, le post-coïtum triste, le petit cadeau sur le coin de table, tout.
– Ça ne te ressemble pas.
– Je l'ai fait quand même.
– Et alors?
– L'effet de réel est assez fort, on y croit jusqu'au bout. En revanche, la psychologie des personnages est très surprenante. Je n'ai pas trouvé l 'après aussi sinistre qu'on le dit, mais je n'aurais jamais imaginé cette rupture de ton brutale quand je suis sorti de la chambre. Brusquement, j'ai compris qu'il y avait dans tout ce cérémonial sordide un peu d'altruisme, un peu de bienveillance pour le client. Malgré quelques poncifs dans son dialogue, cette fille a réussi à me faire comprendre qu'elle faisait ça pour moi. Pour nous, les garçons. Une espèce de mission, quoi. Il faut vraiment y être passé pour le croire mais c'est la pure vérité. Si j'écrivais la séquence de la pute au grand cœur, personne n'y croirait, et pourtant cette dimension existe.
– Mais ce n'est pas vraisemblable.
– Donc je ne l'écrirai pas. Les putes garderont ce secret pour les pauvres mecs qui viendront taper à leur porte, et le public n'en saura jamais rien.
J’ai laissé ma vie de côté, je ne suis plus à deux mois près. Après tout, est-ce si important que ça, de vivre sa vie, quand vingt millions d'individus vous suivent pas à pas, en toute confiance? La confiance… La confiance… Toute cette confiance me gêne. Je ne suis pas un type à qui il faut faire confiance. C'est sans doute qui me fait peur dans le rôle de père. La confiance infinie de l’enfant, cette chose tellement pure qu'on n'en dort plus la nuit de peu de commettre une erreur. Je n'ai jamais demandé à personne de me faire confiance.
*
Pourtant, durant ces deux mois, nous avons vécu un très joli moment. Un vrai moment. Un de ceux qui, parfois, nous font dire que cette Saga en valait la peine. Tout a commencé comme une mauvaise blague et personne ne peut dire comment ça finira. C'était le jour de la Saint-Marc, le 25 mai, mais ce n'est pas moi qui ai eu le cadeau, c'est Jérôme.
La veille, je suis allé chercher Dune à l'aéroport. Lina n'a pas compris pourquoi tant de sollicitude pour un personnage de troisième rang. Séguret a quand même payé rubis sur l'ongle tous les frais, sans discuter, persuadé qu'il s'agissait d'un dernier caprice. Quand je l'ai vue sortir de son avion, c'est exactement ce à quoi elle ressemblait, un caprice. Aussi belle que ça. Sur le chemin du retour, ma main crispée sur le levier de vitesse a effleuré sa cuisse et j'ai eu la preuve qu'il s'agissait d'un être de chair. En fait, elle n'est ni un caprice ni un mirage, mais bel et bien un scandale. Un scandale de femme.
– Vous êtes… heu, je veux dire… vous… Vous parlez aussi le français…?
– Je l'oublie depuis que mon ancienne colocataire est partie. Elle était native de Guermantes et faisait des phrases longues comme le bras! C'est drôle, non?
J'ai poussé un petit rire de connivence sans comprendre le moins du monde pourquoi c'était drôle. Le soir même, j'ai regardé dans le dictionnaire. Tout ça avait à voir avec Proust.
– Alors comme ça, vous êtes comédienne?
– Pas du tout, je termine un doctorat de japonais à l'univers du Montana. C'est l'amie d'une amie qui a vu la petite annonce votre agence de casting. On cherchait une fille pour un soap français, elle m’a dit: Oona, c'est toi qu'ils veulent! Elle est d'origine Hopi elle aussi, mais c'est moi qu'ils ont retenue. À dire vrai, jen’ai pas cherché à comprendre pourquoi ils avaient besoin d'une file comme moi, j'ai accepté parce je peux gagner l'équivalent de deux ans d'un temps partiel dans une pizzeria. Je les ai prévenus: je ne suis pas une actrice. Mais ils m'ont dit que ça n'avait aucune importance, l'important était que j'existe.
– Nous avions tous très envie que vous existiez…
– Il y a une partie du dialogue en japonais?
– Je ne crois pas.
– Et cette Dune, elle doit lancer le boomerang?
– Parce que, forcément, vous savez lancer le boomerang.
– Vous ne le répéterez pas?
– Juré.
– J'ai prétendu que je savais et j'ai appris entre-temps, pour les besoins du rôle.
– …
– Je ne regrette pas, du reste. C'est un geste très sensuel et une superbe parabole de la solitude.
– …
Je l'ai attendue dans le hall de son hôtel, le temps pour elle de prendre une douche et de passer «quelque chose de moins squaw». Avant d'aller sur le plateau pour rencontrer Séguret et le réalisateur, je lui ai demandé si ça ne l'ennuyait pas de passer voir les scénaristes.
– Pourquoi pas? Après tout, ils en savent plus sur Dune que tous les autres.
– Surtout Jérôme, c'est lui qui a eu l'idée du personnage.
Читать дальше