– Mais…
– Répondez par oui ou par non, qui a créé le concept?
– Je…
Stallone pose sa voix avec une incroyable fermeté. Ses yeux cherchent ceux de Sauvegrain qui n'ose plus le regarder en face.
– Vous m'obligez à me répéter et j'ai horreur de ça: qui a créé le concept ?
– Il ne serait pas possible de… traiter?
– Traiter? C'est bien ce que j'ai entendu?
– …
– C'est lui, monsieur Sauvegrain?
– Disons que j'ai mis en forme une idée qui…
– C'est lui?
– Oui.
– Vous avez bien fait de me dire la vérité.
– …
– Maintenant j'espère qu'il acceptera de se coucher pour de l’argent, qui sera retenu sur votre part. Sinon…
– Sinon…?
– Je connais ce genre de types, ils veulent qu'on parle d'eux, ils veulent être crédités au générique, ils veulent des dommages et intérêts incroyables. Est-ce que nous avons besoin de ça?
– Qu'est-ce que vous comptez faire?
– Monsieur Sauvegrain, revenez sur terre. Vous avez forcé les portes d'Hollywood et elles se sont refermées sur vous comme elles se sont refermées sur moi il y a vingt ans. Vous êtes dans la cour des grands, c'est ce que vous vouliez, non? L'important c'est le show, ce que le monde entier voit sur l'écran. Il n'a pas besoin de savoir ce qui se passe derrière, vous me comprenez?
– Oui.
– Ce Durietz, il vit à Paris?
– Oui.
– Alors je vous conseille d'aller passer quelques jours à l'autre bout du monde pendant les semaines à venir. Supprimer celui qui pose le problème, c'est supprimer le problème, est-ce que je me fais bien comprendre?
Sauvegrain ne réfléchit même plus.
– Faites au mieux.
Tout à coup, Stallone se fige et regarde vers le miroir.
Silence.
Il ferme un instant les yeux et retient sa respiration.
Dès qu'on hurle coupez! depuis la chambre adjacente, il pousse un cri de victoire à la manière des champions de tennis.
Sauvegrain entend quelques éclats de voix derrière une cloison.
Jérôme et Lina sortent de la pièce voisine et se précipitent vers l’acteur pour le féliciter.
– Je savais qu'il était formidable, dit-elle. En général, les sosies ne sont pas très bons, mais Jeremy a suivi des cours de comédie.
Jérôme serre la main de Jeremy avec toute la reconnaissance du monde dans le regard.
– Vous savez que pendant un moment, j'ai cru que c’était le vrai?
– C'est gentil, mais vous exagérez…
– Pas du tout, vous avez cette mimique quand vous dites Reve nez sur terre… Revenez sur terre… Exactement comme dans Rambo.
– Vous avez remarqué ça? Je l'ai beaucoup travaillée.
– Et puis j'adore votre façon de jouer avec les lunettes, vous avez piqué ça dans quoi?
– Tango and Cash.
– Mais bien sûr!
Sauvegrain a l'impression d'être ailleurs, sans vraiment savoir où. Le cameraman et l'ingénieur du son sortent à leur tour de la chambre. Lina fait entrer l'homme qui joue le secrétaire et le sosie de Spielberg, pour les féliciter tous les deux.
– J'avais le choix entre douze Stallone mais pour trouver un Spielberg, il m'a fallu un temps fou. Heureusement, j'ai rencontré Stuart.
Un serveur du Ritz entre dans la suite en poussant une desserte avec des bouteilles de champagne. En moins de deux minutes, c'est la fête.
Sauvegrain ne saisit pas la coupe qu'on lui tend.
Personne ne fait attention à lui.
Tout le monde fait attention à lui.
Il cherche le regard de Jérôme, qui daigne enfin le rejoindre.
– Il y a une chose que je ne comprends pas, Sauvegrain. Comment avez-vous pu couper dans la tirade: L'important c'est le show, ce que le monde entier voit sur l'écran, il n'a pas besoin de savoir ce gui se passe derrière, etc., vous avez vraiment cru à ce tissu de connerie?
Sauvegrain s'efforce de ne rien laisser paraître.
– C'est mauvais comme un mauvais film de gangster, Sauvegrain. Pour la cohérence de situations vous êtes spécialement mauvais, le plus mauvais scénariste du monde. Vous imaginez une star de l'envergure de Stallone jouer les Al Capone aux petits pieds? Absurde. Même dans les années trente on n'y aurait pas cru. Hollywood n’a vraiment pas besoin de ça. Ce sont les avocats qui ont les clés du royaume, et depuis toujours.
– …
– D'autant que Sly est un type adorable et bien au-dessus de tout ça, demandez à Jeremy.
– Qu'est-ce que vous voulez?
– J'ai la preuve filmée que vous m'avez volé Deathfighter, sans parler de votre complicité de meurtre sur ma personne. Et six témoins qui peuvent en répondre devant n'importe quelle cour de justice de Paris à Los Angeles.
– Je vous ai demandé ce que vous vouliez.
– Pas plus que Monte-Cristo dans le bouquin de Dumas. Je veux tous les contrats à mon nom et un virement de tous les bénéfices déjà perçus. Des aveux complets auprès des producteurs et de Stallone. Le remboursement intégral de ce que m'a coûté cette mise en scène. Un budget monstrueux pour cinq minutes de film. Sûrement le court métrage le plus cher du monde. Mais ça en valait la peine, imaginez combien de fois je vais me repasser ce petit chef-d'œuvre.
Sauvegrain aimerait dire quelque chose. Ricaner. Prendre tout ça de haut. Il aimerait faire une vraie sortie mais n'y parvient pas.
Jérôme le regarde partir.
– Le Champagne, c'est moi qui offre.
Mathilde s'arrête un instant devant le miroir du lavabo pour se regarder une dernière fois. Jamais elle ne s'est trouvée aussi jolie.
Victor s'élance vers elle dès qu'elle apparaît dans son bureau, lui prend la main pour la presser contre sa poitrine et lui embrasse le bout des doigts.
– Ne me fais pas ce genre de choses, ça va me rappeler mes dix-huit ans.
Il l'installe dans un fauteuil et reste debout, à ses côtés.
– Pourquoi as-tu attendu si longtemps avant de répondre à mes appels? J'ai eu peur que tu sois fâchée.
– Je pensais mériter mieux qu'un message sur mon répondeur. Si tu m'avais écrit une lettre, j'aurais sans doute réagi plus vite.
– Une lettre? Tu sais bien que je n'écris jamais.
– Justement. J'aurais été touchée que tu fasses une exception pour moi. Je n'ai jamais compris qu'un homme si exigeant sur les textes d’autrui n'ait jamais été tenté par l'écriture.
– Je ne me suis pas trompé de métier.
– Pas même une petite lettre d'amour. En vingt ans. Ou un mot sur un coin de table. A demain, mon cœur.
– Je sais m'exprimer dans quantité d'autres domaines. Je prépare le Oolong Impérial comme personne.
– Comment oublier la manière dont tu prépares le thé? Tu en faisais toujours pour me parler de mes manuscrits. Quand ton bureau sentait la bergamote, je savais que tout allait bien se passer. Quand il sentait le thé fumé, je pouvais m'attendre à une volée de bois vert. Aujourd'hui ce sera un bourbon, celui que tu as dans le deuxième tiroir à gauche.
Il marque un temps d'arrêt, persuadé qu'il s'agit d'un jeu.
– Tu bois?
– Plus maintenant, mais ça m'a été utile quand tu m'as chassée de ce bureau.
– Je n'ai jamais voulu te faire souffrir, Mathilde.
– Je ne suis pas venue pour parler de ça. Dis-moi comment se portent mes petites romancières depuis que tu as annoncé officiellement qu'elles s'appelaient toutes Mathilde Pellerin.
– Tu ne vas pas m'en vouloir pour ça. Aucun éditeur au monde n'aurait pu résister à un coup de pub pareil. Trente-deux romans signés de la main de la seule scénariste femme de Saga. Trente-deux romans en rupture de stock! Tu as pulvérisé les chiffres de Barbara Cartland et de Penny Jordan, j'ai vendu les droits de traduction à vingt-sept pays, avec l'Angleterre et les États-Unis en tête de liste. J'en ai vendu six au cinéma et la série des Janice pour la télé.
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