– Ces vingt années de ma vie ont servi à quelque chose.
– … C'est tout l'effet que ça te fait?
– Je n'ai pas eu voix au chapitre.
– Nous sommes riches, Mathilde.
Elle laisse passer un instant et reprend une gorgée de bourbon.
– Comment va ta femme?
– Tu sais très bien quel rôle elle joue pour moi et pourquoi je l'ai épousée.
– Elle t'a donné deux enfants.
– Mathilde!
Pour couper court, il se penche pour l'embrasser et elle se laisse faire.
– Je ne retrouverai jamais un homme qui embrasse comme toi, qui caresse comme toi.
– Pourquoi en chercher un autre?
Il l’étreint plus fort, mais cette fois, elle le repousse.
– Va t'asseoir, Victor.
Un ordre. Il ne lui connaît pas cette dureté dans la voix. Il obéit.
– Tant pis pour Patty Pendelton, pour Sarah Hood, pour Axell Sinclair et toutes les autres. Je les ai fait naître et tu les as fait mourir. Tu as peut-être eu raison.
– On forme une équipe, toi et moi. J'ai de grands projets.
– Moi aussi. Je vais commencer par te demander de quitter ce bureau sur-le-champ. On te livrera tes affaires personnelles le plus vite possible.
– …?
– Tu sais que je n'ai jamais eu de talent pour chercher mes pseudonymes, c'est toujours toi qui les trouvais. Aujourd'hui, c'est mon comptable. Finecma, qui vient de racheter 12% des Éditions du Phœnix. Provocom, qui vient de racheter 18 % des Éditions du Phœnix. Le Groupe Berger, qui vient de racheter 11 % des Éditions du Phœnix. Et pour finir, The Mail Ltd ., société d'investissements fantôme qui n'est autre que l'anagramme de Mathilde et à qui tu as cédé 16% des parts des Éditions du Phœnix. Avec tes malheureux 33% tu n'es plus majoritaire dans cette maison. Laisse le bourbon en partant, c'est un délice.
Sonné, Victor esquisse un très léger sourire, comme pour répondre à celui de Mathilde. Elle soutient son regard avec un aplomb qu'elle n'aurait pas même imaginé.
– Je n'aime pas du tout ce genre de plaisanteries, Mat.
– Et moi je n'ai plus aucune patience pour les phrases toutes faites depuis que je suis scénariste. Sors d'ici.
Il allume une cigarette pour se laisser le temps de la réflexion, en pompe trois bouffées successives puis l'écrase. Elle croise les bras et le toise avec une arrogance qui la rend plus belle encore.
– Le Phœnix est à moi, Mathilde…
Elle éclate de rire.
– Jérôme m'avait dit combien ce moment-là était divin, mais il était en deçà de la vérité.
Victor frappe du poing sur la table, donne un coup de pied dans une chaise et renverse une rangée de bouquins à terre. C'est le lion qui continue de rugir pendant qu'il s'affaisse, une flèche dans les flancs.
– Essaie de te traîner a mes pieds, on ne sait jamais. Je pourrais m'apitoyer. Je pourrais aussi être dégoûtée, c'est un risque.
– Tu sais ce que le Phœnix représente pour moi… Si tu me l'enlèves, je…
Il s'interrompt net, incapable de proférer une menace. Il sent que la colère lui fait perdre la partie.
Contre toute attente, il s'agenouille aux pieds de Mathilde.
Il pose sa joue sur son genou.
Elle glisse la main dans ses cheveux.
Ils restent là un long moment sans dire un mot.
Mathilde se souvient.
Puis, en effleurant la joue de Victor, une larme s'accroche à son doigt. Elle la porte à ses lèvres pour connaître enfin le goût qu'ont les larmes de celui qui l'a tant fait pleurer.
– J'ai pensé à une autre solution…
Victor relève lentement la tête comme un chien servile.
– Je te laisse une chance de garder la direction de ma maison d'édition.
– … Tout ce que tu voudras.
– Tu vas m'écrire un roman.
– …
– Un gros roman d'amour qui suinte les bons sentiments.
Victor ne comprend toujours pas.
– Je veux que tu me racontes l'histoire de Victor et Mathilde. Depuis la première minute de notre rencontre. Le premier regard, les premiers mots, les premiers gestes. Je veux lire tout ce qu'il y avait dans ton cœur dès les premiers instants. Je veux des détails parfaitement intimes sur nos ébats, je veux retrouver tout ce qu'on se chuchotait à l'oreille, je veux m'émerveiller du moindre souvenir que j'aurais pu oublier. Je veux des descriptions à n'en plus finir de nos promenades nocturnes, je veux que tu parles de la ligne de mes jambes comme tu le faisais à l'époque, je veux savoir tout ce qui se passait dans ta tête quand tu m'embrassais dans les lieux publics. Je veux que tu te souviennes de chacun de mes romans et de la manière dont tu les as reçus. Tu vas retrouver tous nos grands moments du début, mais aussi tous ceux qui ont suivi. Je veux la splendeur et la décadence. Je veux tout savoir sur la rencontre avec ta femme, tout ce que tu m'as caché, je veux toutes tes trahisons tes misères et tes lâchetés. Je veux de l'éloquence dans l'horreur que tu m'as fait subir. Je veux ces vingt années-là. Sous les yeux, entre mes mains. Je les veux, rien que pour moi.
Abasourdi, Victor ne songe même pas à se relever et reste à genoux.
– Je veux que ce soit superbe, je veux pleurer en le lisant. Je te laisse un an pour l'écrire. Si ça ne me plaît pas, je te renverrai la copie à la figure et tu te remettras au travail jusqu'à ce que ce petit bijou soit terminé. Tu aimais tellement faire ça.
– … Tu vas vraiment me demander une chose pareille?
– Je sais que tu ne feras pas appel à un nègre, je ne t'imagine pas lui raconter toute notre histoire dans les plus petits détails! Toutes ces choses que tu ne veux surtout pas qu'on dévoile.
Elle éclate de rire.
– Tu vas voir s'il est si simple d'écrire un roman d'amour. Rentre chez toi et mets-toi au travail. Débrouille-toi pour avoir du talent.
Elle lui ouvre la porte et le pousse dehors.
– Tu n'auras qu'à penser à nous…
Louis entre le dernier dans le théâtre, quand tout le public est installé, déjà conquis, prêt à l'ovation. Quelque chose l'a toujours agacé dans cette étrange unanimité, avant même le lever de rideau. Il se demande si le public ne vient au théâtre que pour voir les acteurs de près et se persuader qu'ils sont magiques. Louis veut bien admettre que certains sont doués pour trouver les mots et d'autres pour les dire, mais il n'a jamais compris pourquoi on vénérait les uns et on oubliait les autres. Chaque fois qu'il voit une salle comble, comme ce soir, il imagine qu'à trois pas de là, un jeune dramaturge coincé dans un gourbi est peut-être en train d'écrire les quatre répliques qui un jour feront crouler le théâtre sous les applaudissements.
Des retardataires cherchent leur place, les autres s'impatientent, un brouhaha monte légèrement vers le dôme. Avant de quitter la salle, il jette un dernier regard circulaire sur les spectateurs, le rideau, les lustres, les robes du soir. Pour la énième fois, il se dit que c'est à cause de tout ça que Lisa l'a quitté.
Sans hésiter sur le parcours, il emprunte divers couloirs, trouve l’agitation des coulisses et entre dans une loge sans y être invité.
Les yeux rivés dans leur reflet, l'acteur se passe un crayon noir sur les cils. Il entrevoit la silhouette de Louis dans son miroir et se tourne, stupéfait.
– Stanick?
Louis dégage une chaise encombrée de vêtements et s'assoit.
– Qui vous a autorisé à entrer?
Louis ne répond pas, l'acteur hausse les épaules et reprend son maquillage.
– J'entre en scène dans cinq minutes.
– Cinq minutes, c'est énorme pour un acteur. En cinq minutes vous pouvez nous emmener très loin.
Penché vers le miroir, le menton en avant, l'acteur recouvre son visage de poudre avec des gestes rapides.
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