– Je ne vous ai pas vu à l'enterrement.
– J'ai vu son corps par terre avec du sang sur la tempe pendant que vous étiez en Espagne.
– Est-ce que vous seriez en train de dire que rien ne serait arrivé si j'étais resté auprès d'elle?
– Quand on laisse une femme comme Lisa seule pendant trois mois, c'est qu'on ne l'aime pas.
L'acteur fait rouler sa tête sur les épaules pour faire craquer les cervicales.
– Vous vous êtes déplacé juste pour me dire ça, Stanick?
Louis sort un billet plié en trois et le lui tend.
Petite ordure de scénariste raté.
Tu ne perds rien pour attendre. Je vais d'abord m'occuper de l'acteur de merde, il mourra comme Molière! Et il ne le mérite même pas! Ensuite ce sera ton tour, Stanick.
L'acteur jette le papier sur un coin de table et hausse les épaules.
– Un fou. Il m'a déjà envoyé quelques lettres dans ce goût-là.
– Le plus troublant dans cette affaire, c'est ce troisième homme. Il prétend avoir aimé Lisa plus que nous deux réunis, et seul un fou peut dire ça. Vous avez une idée?
– Il n'y a pas de troisième homme, Stanick. Juste un déséquilibré qui lit les journaux. D'après la police, ce genre de dingue ne passe jamais à l'acte.
Louis regarde le petit tas de courrier sur une chaise de la loge.
– Il ne vous a pas envoyé un petit mot d'encouragement, juste mettre la pression?
– C'est possible mais je n'ouvre jamais le courrier avant d'entrer en scène. Superstition.
Un peu déconcerté, Louis réfléchit un instant. Il s'attendait à voir vaciller un homme mais, pour l'instant, rien ne le laisse deviner.
– Je quitte Paris ce soir. C'est le seul privilège du boulot d'auteur, on peut l'exercer dans n'importe quel trou perdu. Vous, en revanche, on sait où vous trouver tous les soirs pendant trois mois. Bien exposé, en pleine lumière.
On toque à la porte pour presser l'acteur d'entrer en scène. Il répond d'une bordée de jurons.
– Vous êtes venu pour ça, hein, Stanick? Vous vouliez voir cette peur. Silence.
Tout à coup, l'acteur éclate de rire, un rire massif qui part du cœur, un rire qui ne peut se partager. L'expression d'une solitude. Et d'une force.
– Vous savez pourquoi je me fous de ces menaces, Louis? Parce que personne, ni vous, ni tous ceux qui attendent dans la salle, ni même ce corbeau de merde ne peut s'imaginer le trac que j'ai à cette seconde précise. Le trac. Peur d'une lettre anonyme, moi? Peur d'un petit crétin qui voudrait me nuire quelque part en ville? C'est d'un ridicule…
Pris à contre-pied, Louis perd tout à coup sa superbe et, comme le spectateur qu'il est redevenu, il regarde l'acteur donner une dernière touche à son maquillage.
– Ce que j'éprouve en ce moment même est une sorte de perfection de la terreur. Ma vie n'a plus aucune importance, j'ai envie de fuir aux antipodes, planter tout le monde, insulter la terre entière, nier que j'existe, hurler pour qu'on me réveille, appeler ma mère, oui ma mère, où est-elle, cette garce, d'ailleurs…? Rassurez-vous, Louis, vous avez payé pour une peur minable et je vous en offre une bien plus terrible et bien plus éloquente. Une peur de première catégorie, profitez-en. J'ai un petit renard au fond l'estomac qui mâchouille tout ce qui palpite, il a de l'appétit le bougre, je le connais bien, je l'ai nourri depuis le premier jour où j'ai décidé de faire ce métier. Est-ce que vous connaissez le délicat frisson d'une goutte d'acide sur un ulcère? J'aimerais voir de mes yeux l’étendue des dégâts, ça doit ressembler à du Victor Hugo: «champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.» Seulement voilà, au bout d'un moment on arrête de se plaindre et on va au charbon, sinon on fait un autre boulot.
Rien ne se passe comme prévu. Louis ne sait plus comment se rétablir.
– … Vous ne manquez pas de panache. C'est sans doute ce que Lisa appréciait chez vous.
– Je ne l'ai jamais poussée à vous quitter, Louis.
– Alors pourquoi, nom de Dieu? Que lui donniez-vous que je n'avais pas?
– Du paraître, juste un peu de paraître! Lisa adorait ça, vous le savez mieux que personne. Je n'ai jamais assisté à autant de dîners mondains qu'après notre mariage. Quand j'ai refusé que Paris-Match vienne nous photographier à la maison, elle ne m'a pas adressé la parole pendant une semaine. Un jour elle a fait une vérole parce qu'elle était placée trop loin du ministre à la remise des Molière. Si vous saviez à quel point je déteste tout le vacarme autour de ce foutu métier!
– Si on m'avait accordé un peu de reconnaissance, juste des bribes, un seul petit éclat de ce qui vous entoure, elle serait peut-être encore près de moi aujourd'hui, bien vivante.
Le régisseur et le directeur du théâtre entrent d'autorité. L'acteur les rassure et demande une dernière minute de patience. Ils sortent.
– Je comprends que vous trouviez tout ça injuste, Louis, et pourtant…
L'acteur hésite, sans doute pour la première fois depuis l'arrivée de Louis.
– Et pourtant si vous saviez à quel point je vous envie.
– …
– Vous, les auteurs, vous n'avez besoin de personne. Vous êtes les premiers à connaître le premier mot de la première phrase. Les autres viendront au gré de votre liberté et de votre fantaisie. Et le jour où nous jouons vos textes, vous êtes déjà ailleurs, loin, en train de préparer le prochain voyage où tous nous voudrons vous suivre.
Le cœur de Louis vient de se vider tout à coup de son fiel.
L'acteur sort de sa loge et claque deux fois dans ses mains, comme un rituel connu de lui seul.
Les deux hommes échangent une longue poignée de main.
Et un regard. Sans doute le premier.
– … Je dois partir, dit Louis. Mais je serai avec vous.
Avant de quitter le théâtre, Louis retourne dans la salle et reste debout sur les marches dans le silence et le noir profond.
Le rideau s'ouvre et l'acteur est là, debout.
Seul.
La salle applaudit à tout rompre et Louis se joint à eux un court instant.
La pièce peut commencer.
– Le Maestro disait souvent: «Le récit est comme une flèche qui pointe vers sa cible sitôt l'arc bandé.»
– En clair?
– Il faut toujours connaître la fin d'une histoire dès ses prémices. L'épilogue doit être inclus dans le prologue. On devrait connaître la morale de l'histoire à peine prononcés les mots: «Il était une fois…»
Nous nous sommes tous retrouvés, comme prévu, au café habituel à 20 h 30. Il nous reste dix minutes avant le tout dernier épisode de Saga. Dix minutes avant nos adieux.
Mathilde commande un grand calva et un café. Elle est étrangement belle, belle, épuisée et sereine. Elle arrive au bout d'une course folle qu'elle vient juste de gagner. Jusqu'au dernier moment, nous étions sûrs qu'elle allait craquer. Mathilde et son cœur monté sur ressorts. Mathilde à qui on peut demander la lune en échange d'un sourire. Nous n'étions pas très rassurés à l'idée de la laisser dans une pièce close avec ce bellâtre qui ne mérite que des baffes. Notre Mathilde n'a pas défailli! Elle a terrassé le dragon de ses amours perdues. Au fil des mois, elle a su se servir de nous comme d'une palette de couleurs: un fond de Jérôme pour l’inventivité dans la vengeance, une nuance de Louis pour la finesse du trait, une petite touche de moi pour la détermination. Mathilde est enfin libre, débarrassée de ses démons. La Saga aura réussi ça.
– Je vais regretter la vodka au poivre, dit Jérôme. Il faut que je m'habitue tout de suite au Jack Daniel's, double.
Je commande la même chose que lui. Tristan l'attend, dehors, affalé dans la Renault Espace qu'ils louent depuis deux jours. Je pense n’avoir jamais vu Jérôme aussi heureux que ce soir. Il m'a promis de me montrer le film où Sauvegrain tombe dans son piège incensé. Là encore, je ne suis pas pour rien dans l'écriture de cette saynète. Si le dialogue est entièrement de Jérôme, l'apparition furtive de Spielberg est une idée à moi (j'y suis allé de ma théorie sur la crédibilisation maximale par la surenchère et le détail réaliste). Combien d'heures avons-nous passées à mettre au point cette scène toute simple qui, sur le papier, n'occupait pas plus de cinq feuillets. Au bout de la huit ou dixième version, nous l'avons fait lire à Louis qui a changé deux ou trois répliques et nous a donné sa bénédiction. Sans oublier de nous traiter de dingues. Le casting fut l'affaire de Lina et ses chercheurs de tête. À l'heure qu'il est, Jérôme peut se considérer comme un homme riche qui vient de retrouver son honneur et le respect de lui-même. Prêt à faire tenir tout Hollywood dans le creux de sa main. Plus encore que le bourbon, il semble goûter chaque minute de notre séparation, comme s'il se préparait déjà un souvenir.
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