– Vous croyez que je vais… comment dites-vous, en français… «faire l'affaire»?
– …
Mathilde et le Vieux nous attendaient, curieux, excités comme des gamins. En la voyant, Tristan m'a dit en douce que son frère ne tiendrait pas le coup. C'est ce que nous pensions tous.
Et puis, il est entré, les bras chargés de sacs en papier kraft, avec sa barbe de deux jours, ses Stan Smith trouées et son Jean blanc à faire peur.
– Il charrie, le polack. Vingt balles la boîte de Vache Qui Rit et il te vend le litre de cahors au prix du margaux.
Il a posé les sacs, grognon, sans même regarder vers nous.
– Ça existe aussi en France, la Vache Qui Rit? a demandé Oona, sincère.
Et Jérôme s'est retourné. Vers elle.
Il y a eu du silence.
Elle serait brune. Avec des cheveux longs et raides comme des baguettes.
– Oona, nous vous présentons le dernier de cette belle équipe: Jérôme.
– Enchantée, dit-elle en lui tendant la main, si j'ai bien compris, c'est grâce à vous si Dune existe et si je suis ici aujourd'hui.
– …?
Il faudrait qu'elle ait les yeux très bleus et que sa peau soit mate, un peu cuivrée, comme une indienne Zuni, et puis…
– Tu ne dis pas bonjour à Oona?
– … Oona?
Elle aurait un sourire imperceptible, comme une geisha. Elle aurait des jambes interminables et une poitrine discrète. Mais cui vrée, aussi, la poitrine.
– Je peux faire une Dune acceptable?
– …?
– Dis-lui qu'elle fera une Dune formidable, Jérôme.
Le moindre de ses gestes donnerait une impression de sérénité, on lirait en elle comme dans un livre ouvert et son rire coulerait comme une petite rivière.
– Quelqu'un peut me montrer le script? Je ne l'ai pas encore lu.
– Vous faites juste une apparition cet après-midi et vous aurez toute la soirée pour apprendre le dialogue de demain.
– Quand je pense qu'hier encore je m'acharnais à transcrire un haïku entre deux hamburgers à servir. Et aujourd'hui je suis à Paris, à jouer les Catherine Deneuve! Nous sommes faits de l'étoffe de nos rêves!
Son français aurait une petite pointe d’accent. Dans des circonstances très précises, elle choisirait le japonais sans que personne ne sache pourquoi. Parfois elle citerait Shakespeare dans le texte. Et si en plus de ça elle sait lancer le boomerang…
– Je vous accompagne au studio, a dit Mathilde.
Elle lui a emboîté le pas, tout sourire, et s'est retournée vers nous avant de sortir.
– Ne me laissez pas toute seule à Paris! Si personne ne veut s'occuper d'Oona, prenez soin de Dune.
Puis elles sont parties, toutes les deux.
Mais cette fille-là n'existe pas…
Jérôme s'est assis sur le canapé.
– On est combien sur cette putain de planète?
– Cinq milliards.
– On fait le plus beau métier du monde.
*
À part l'histoire d'un ami qui rencontre la femme de ses rêves, je ne retiendrai rien, plus tard, de ces deux mois. Qui ne perd pas toute notion du temps sitôt qu'on lui déclenche un compte à rebours? Afin que nul ne l'oublie, le Vieux a noté sur la porte, chaque matin, à la craie, le nombre de jours qui nous séparaient du 21 juin. Le tournage du n°80 s'est terminé vers J-18, et je ne reprends conscience qu'aujourd'hui, J-3.
Malgré l'heure tardive, Louis et Séguret sont encore au montage pour un dernier différend sur la séquence 21 où Bruno était censé passer l'arme à gauche. Séguret ne veut voir personne mourir, il pense que la Saga en serait entachée. Le gougniafier oublie de dire que tous les acteurs sont déjà sous contrat pour la seconde saison et que Bruno en sera un personnage pivot.
Il est trois heures du matin et je vois la silhouette de Séguret filer dans le couloir sans même passer par le bureau. Le Vieux et William le suivent de peu et nous rejoignent. Louis est épuisé, il s'étire et se passe le visage sous l'eau. William soupire de fatigue et allume une cigarette.
– Deux semaines qu'il nous harcèle avec ce putain de n° 80, dit le Vieux. Le Maestro avait plus de clémence. Exactement seize jours! À chaque scène, il choisit la plus insipide, la plus vide de sens, la plus comme il faut.
– Le montage est terminé?
– Le Prêt-À-Diffuser est quasiment bouclé, dit William.
– À quoi ça ressemble, un Prêt-À-Diffuser?
– À une grosse cassette vidéo, tout simplement. Jeudi prochain à 20h40, ils la mettront dans leur bécane, et hardi petit…
– Ce sera la fin du voyage, fait Louis. Et comme disent les Italiens, non vedo l'ora.
La fin du voyage. Nous l'avons évoquée souvent mais c'est la première fois que ces trois mots sont à ce point chargés de réalité.
Mathilde est déjà rentrée chez elle. Jérôme remplit de grands sacs de sport avec toutes ses affaires. Ce soir, il quitte les lieux pour installer son frère dans un endroit plus confortable, le temps de se préparer à leur grand départ là-bas. Les frères Durietz commencent déjà à me manquer.
– Nous avons encore un peu de boulot, William et moi, dit Louis. Demain, profitez-en pour vous reposer.
Nous nous donnons tous rendez-vous ici, comme prévu, après-demain, jeudi 21 juin à 13 heures, pour voir à quoi ressemble ce n° 80 avant qu'il ne soit diffusé, le soir même.
Le Vieux et William retournent dans la salle de montage. Jérôme et moi faisons un brin de ménage pour exorciser l'endroit. Jamais nous ne sommes allés aussi vite, jamais nous n'avons été aussi silencieux. Jamais nous ne reviendrons ici la nuit. Jamais plus nous ne sortirons la vodka du freezer pour aller nous pencher à la fenêtre, un verre à la main, dans le silence de la nuit. Jamais. Je passe le balai, il vide les cendriers et ferme le sac poubelle. Je n'ai pas envie de croiser son regard, il n'a pas envie de croiser le mien.
J'aide Jérôme à hisser Tristan sur ses jambes, à moitié endormi. Il demande où on le conduit, et son frère répond:
– Au George-V.
Avant de quitter le couloir, Tristan a regardé une dernière fois son canapé et sa télé à la mire crépitante.
*
Jeudi 21 juin, 14h30.
Le bureau est complètement vide. Plus d'ordinateurs, plus de tables, plus de canapé, plus de chaises, plus de machine à café, plus rien. Ne reste que le matériel vidéo. Une odeur d'eau de Javel se mêle à celle de la violette.
Les quatre-vingt-dix minutes de l'épisode n°80 viennent de s'écouler sans qu'aucun de nous n'ait prononcé le moindre mot. Jérôme applaudit, seul, pour couvrir la musique du générique de fin. Mathilde, assise par terre, écrase une larme au coin de son oeil. Le Vieux nous demande ce que nous en pensons mais personne n'ose rien dire. L'épisode est très proche de ce que nous avons décidé, tous les quatre, lors de nos réunions occultes. À quoi bon exprimer quoi que ce soit après un aussi terrible spectacle.
Nous nous donnons rendez-vous vers 20 h 30 au café habituel, juste avant la diffusion, pour nous faire nos adieux. Les vrais. D'ici là, mes partenaires vont avoir chacun leurs comptes à régler. L'aboutissement de semaines entières de patients brainstormings. Ensuite, ils quitteront le territoire l'esprit libre. Étant le seul à n'avoir rien à faire de la journée, je propose à Mathilde de l'accompagner, ou même de l'attendre au café d'en face.
– Vous êtes gentil, Marco, mais il vaut mieux que j'y aille seule. Je vous raconterai ce soir comment ça s'est passé.
– Et ne vous faites pas embobiner, fait Jérôme. Je vous sens encore faiblarde sur vos jambes.
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