– Non.
– Ils vont commercialiser un jeu de l'oie tiré de la Saga.
– Tu plaisantes?
– Authentique. Le genre: avancez de trois cases, Mildred teste votre Q.I., si vous avez moins de 100, reculez de cinq cases. Sautez quatre cases pour ne pas tomber dans un attentat de Pedro Menendez, etc.
– Tu crois qu'on va toucher des ronds, là-dessus?
– Va savoir.
J'ai bien aimé le speech du producteur délégué. Il a dît que la Saga était une grande famille dont il remerciait tous les membres un par un. La liste était longue, ça allait des rôles principaux aux plus petits techniciens, sans oublier tous les postes clés de la chaîne, avec une mention spéciale pour notre père à tous: Alain Séguret. Aucun scénariste n'a été cité. Il a souhaité un bon anniversaire à Jonas et a fait une distribution de cadeaux, c'était la grande surprise de la soirée: un coffret de quatre cassettes qui réunissent les douze premiers épisodes du feuilleton. Tonnerre d'applaudissements. J'ai réussi à choper un coffret mais Jérôme a eu moins de chance que moi.
– A demain, mec.
Quand je me suis glissé dans mon lit, encore embrumé par les vapeurs de champagne, j'ai parlé à Charlotte comme si elle était présente dans la pièce.
– Tu sais, aujourd'hui, j'ai utilisé Dieu comme personnage.
(-…)
– Je me doutais que tu allais dire un truc dans ce genre-là bien figure-toi que je ne sais plus si c'est le Dieu dont tout le monde parle ou si je L'ai créé de toutes pièces.
(-…)
– Oui, demain il échangera quelques mots avec Bruno. Peut-être que Dieu ne prononce que des phrases nues.
(-…)
– Peut-être, mais pas tout de suite. Je vais d'abord organiser une rencontre avec ce pauvre pasteur qui doute de son existence. Et toi, au boulot, rien de neuf?
*
Walter a eu un accident de voiture, ce matin, il n'était même pas dix heures. Jérôme n'y est pas allé de main morte, la voiture crève une tour en verre et fait trois tonneaux avant de tomber dans une piscine. Le Vieux pense que Séguret sera d'accord pour la cascade, mais la mort de Walter ne passera jamais. Le départ de Marie était déjà un point limite. Mais Jérôme est remonté à bloc. Il est capable d'engager une partie de bras de fer avec Séguret et toute sa bande de décideurs s'il n'obtient pas satisfaction.
– Il est dans le coma jusqu'à nouvel ordre, pendant au moins deux épisodes! Si tu avais vu sa gueule, hier soir, au milieu de toute sa cour. Ce petit air supérieur quand il parlait du script.
– Il n'a pas aimé la scène où il supplie à genoux le fantôme a Loli qui vient le hanter, dis-je.
– Tant pis pour sa gueule! À partir d'aujourd'hui, il est sur un lit d'hôpital, relié à un cordon d'alimentation qu'on peut couper tout moment s'il ne se tient pas à carreau. Qu'on le lui dise, a enfoiré.
M. Vengeance a parlé. Et cette vieille crapule de Louis ajoute, avec un sourire pervers:
– Le public va adorer, on peut même imaginer une mystérieuse silhouette qui hante l'hôpital avec une grande paire de ciseaux.
A nous quatre, nous faisons plus de bruit que des supporters du parc des Princes. C'est beau, l'esprit d'équipe.
Le reste de la journée s'est déroulé dans un climat de franche détente. Depuis que nous avons six jours pleins pour écrire un seul épisode de quatre-vingt-dix minutes, nous multiplions les moments de farniente et de rigolade. Il ne se passe pas un jour sans que nous allions prendre l'air, tous les quatre, dans le petit square au bout de l'avenue. Soleil.
– La Saga mourra de sa belle mort l'été venu, dit Louis, mais ce n'est pas une raison pour la suivre dans la tombe. Qu'est-ce que vous comptez faire, après?
Nous sommes tous pris au dépourvu, comme si aucun de nous n'avait imaginé que l'équipage allait se séparer un jour. Et tout à coup, les réponses tombent en pagaille, le devenir de chacun se dessine en quelques mots. Une chaîne américaine a proposé à Jérôme d'être «consultant» sur l'adaptation de Saga pour rester dans l'esprit du feuilleton français. Comment ont-ils senti que, de nous quatre, Jérôme est le seul qui rêve de travailler là-bas? S'il le voulait, il pourrait partir aujourd'hui même mais il préfère attendre le 21 juin avec nous. Si tout se déroule comme prévu, Jérôme passera l'été dans une villa de Santa Monica où une cohorte de Séguret viendra le visiter pour clarifier le concept du Quart d'Heure de Sincérité (qu'il a déjà rebaptisé High Quality Frankness).
Mathilde hésite entre deux projets, dont l'écriture du feuilleton d’été de l'année prochaine. Une histoire de cœur et de fesses sur trois générations, le tout en huit épisodes. Pour peu que la sauce prenne, les feuilletons d'été sont régulièrement rediffusés, c'est une rente assurée pour Mathilde à qui on propose en outre de novelliser ses scénarios et de revenir ainsi au roman. Quand je lui demande quel est le second projet, elle se ferme comme une huître en disant qu'il s'agit là de son jardin secret et qu'elle n'en dira pas un mot avant d'avoir une certitude.
Quant à moi, je parle de ce metteur en scène qui m'a contacté pour travailler sur son prochain film. J'ai bien aimé son précédent La maison de jeux, et la perspective d'écrire pour le cinéma me séduit terriblement. Le Vieux me pousse dans cette voie.
– Le cinéma, c'est une autre aventure. La plus belle de toutes. Le cinéma construit notre mémoire, la télé ne fabrique que de l'oubli. On ne peut pas travailler pour le cinéma sans croire qu'on fait le plus beau film du monde. Ça porte un nom: l'amour.
Soleil.
– Et toi, Louis? Tu fais quoi, après la Saga?
Avec une extraordinaire fierté dans le regard, il nous annonce qu'il retourne en Italie.
– Le Maestro a besoin de moi et je n'ai jamais su lui dire non.
*
20 heures. Chaque jeudi soir, je cherche un refuge, n'importe lequel, un endroit où j'oublie que dix-neuf millions d'individus regardent tous dans la même direction. Chez moi, c'est devenu impossible, le téléphone n'arrête pas de sonner dès le générique du feuilleton. Je suis pourtant obligé de ne pas le débrancher au cas où Charlotte appellerait. Au bureau, c'est pire, les frangins se planquent chez William et ne redescendent que tard dans la soirée. Ce soir, j'ai accepté l'invitation à dîner de quelques copains que je délaisse depuis des mois. L'ambiance familiale va me faire du bien, ils vont me bichonner, me servir un plat de spaghettis et m'abreuver de vin rouge, comme ils l'ont fait si souvent. Peut-être ont-ils des nouvelles de Charlotte. Ils ne m'en demandent pas. Devant eux, je me sens pour la première fois célibataire.
– Un petit punch en apéro, Marco?
Charlie et Juliette s'occupent de moi comme d'un fils qui revient de l'armée. Je prends plaisir à parler du temps qu'il fait, de la couleur des rideaux et de cette délicate odeur de curry qui nous vient de la cuisine. Béatrice et Auguste arrivent avec du champagne. Embrassades. Je n'ai pas vu Béatrice depuis longtemps. Elle m'apprend qu'elle travaille dans un magasin de disques. Auguste est toujours le chauffeur de je ne sais quel ministre. Ça parle boulot, boulots de tout le monde, sauf le mien, et j'ai l'impression de venir à la civilisation après des mois d'exil. Charlie se plaint des classes surchargées dans son lycée, Juliette explique que les soldes du magasin de fringues où elle travaille l'ont laissée sur les genoux. Je les adore, tous les quatre! Tout me passionne dans ce qu'ils disent: les décisions du recteur du Val-de-Marne, les systèmes antivol des grands magasins, le prix de la nouvelle Safrane, tout m'intéresse. Je pose des questions, j'écoute, je compatis parfois mais rien ne m'échappe. Ce sont de vraies gens, avec un vrai quotidien, et je me fous de savoir s'il est banal, vraisemblable ou réaliste. À leur contact, j'ai l'impression d'être quelqu'un de normal, la pression se relâche, je reprends un punch qui me monte gentiment à la tête et je me mets à évoquer quelques souvenirs communs, comme si Charlotte était parmi nous. Juliette se penche pour me tendre une coupelle de noix de cajou et je ne peux m'empêcher de regarder dans son décolleté. J'ai toujours éprouvé un petit quelque chose pour elle. J'ai toujours imaginé qu'elle ne serait pas contre. Ça me fait penser au copain de Jonas, Philipp, qui…
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