Dans l'appartement, rien n'avait changé. On étouffait à cause du radiateur qui pompait EDF à mort. J'ai vu que Nono avait apporté de nouveaux appareils, des télés, des vidéos, une chaîne. Il avait aussi une nouvelle moto, rouge, avec une selle peau de zèbre. Je ne sais pas pourquoi, j'avais l'impression d'entrer dans une maison d'enfants. Ça me donnait envie de rire, et en même temps de pleurer.
Sur le lit, il y avait une enveloppe à mon nom. Je ne connaissais pas l'écriture, élégante, archaïque. Il y avait seulement écrit: «Pour Mademoiselle Laïla. Paris.» Je l'ai ouverte, et je n'ai pas compris tout de suite, c'était simplement un passeport français au nom de Marima Mafoba.
La cave était vide. Il n'y avait plus trace de Houriya ni de Pascale Malika. Le berceau n'était plus là. Ça m'a fait quelque chose, même si dans le fond, j'ai compris qu'elle était partie pour de bon, qu'elle ne reviendrait pas.
Dans le passeport, à l'endroit de la photo, il y avait une lettre. J'ai reconnu les pattes de mouche de Hakim. J'avais toujours du mal à lire ses cours. Ce qu'il disait dans la lettre était facile à comprendre, et pourtant je lisais et je relisais sans comprendre.
«Ma chère Laïla
«Avant de partir, mon grand-père avait mis de côté le passeport pour toi. Il disait que tu étais comme sa fille, et que c'était toi qui devais avoir le passeport, pour aller où tu veux, comme toutes les Françaises, parce que Marima n'avait pas eu le temps de l'utiliser. Tu feras ce que tu voudras. Pour la photo, tu sais bien que pour les Français tous les Noirs se ressemblent.
«J'aurais voulu te voir avant de partir. J'ai décidé de ramener El Hadj chez lui, après tout. J'ai un emprunt à la banque pour mes études qui va bien servir pour ça, c'est seulement dommage que tu ne sois pas avec nous pour aller chez mon grand-père à Yamba. Mais maintenant que tu as le passeport, tu pourras peut-être y aller un jour, et je t'expliquerai où se trouve son tombeau. Je t'embrasse.
Hakim.»
Quand j'ai eu compris, j'ai senti mes yeux pleins de larmes, comme ça ne m'était pas arrivé depuis la mort de Lalla Asma. Jamais personne ne m'avait fait un cadeau pareil, un nom et une identité. C'était surtout de penser à lui, au vieil homme aveugle qui passait lentement le bout de ses doigts usés sur ma figure, sur mes paupières, sur mes joues. Pas une fois, El Hadj ne s'était trompé. Il m'appelait Marima, pas parce qu'il perdait la tête. Parce que c'était tout ce qu'il voulait me donner, un nom, un passeport, la liberté d'aller.
J'ai su que le printemps n'était pas loin quand les arbres du centre commercial ont commencé à fleurir. C'étaient de drôles de petits arbres plantés par les Vietnamiens, des pruniers, des cerisiers, des pêchers nains, qui se couvraient de duvet blanc ou rose. Le ciel était toujours gris et froid, mais les jours duraient plus longtemps, et ces boules fragiles me faisaient du bien.
Il y avait des semaines que je n'avais plus de nouvelles de Nono, de personne. Je n'allais plus à la station Réaumur-Sébastopol pour écouter la musique du jumbé. J'ai appelé Simone, mais sur le répondeur, il n'y avait que la voix du docteur Joyeux, une voix élégante et dédaigneuse qui me donnait le frisson. Je n'ai jamais laissé mon nom. Parfois, la nuit, toute seule dans la cave, j'entendais le tic-tac du diesel devant la porte, et mon cœur battait trop, parce que j'avais peur. Mais c'était dans mon imagination.
Nono est revenu un midi. Un peu plus, je ne l'aurais pas reconnu. Il avait la tête rasée. Il avait un drôle de regard, inquiet, de côté, que je ne lui connaissais pas. Je lui ai fait à manger, des crêpes au fromage, ce qu'il aimait, des pommes noisettes, du pain au Nutella. Je pensais qu'il allait me raconter ce qu'il avait fait, où il était. Mais il ne disait rien. Il mangeait vite, il buvait de grandes rasades de Coca. C'était la première fois que je le voyais mal rasé, avec des poils qui hérissaient ses joues, son menton, sa lèvre supérieure.
«Tu étais en prison?»
Il n'a pas répondu. Puis il a fait oui de la tête. Dès qu'il a eu fini de manger, il s'est couché sur son matelas, la tête enfermée dans les bras. Il s'est endormi d'un coup.
J'avais besoin de sentir sa chaleur. Ça faisait des jours que j'étais seule dans la cave, sans parler à personne, juste à écouter de la musique sur mon vieux poste à piles. Je me suis couchée à côté de Nono, j'ai mis mes bras autour de lui, et il ne s'est même pas réveillé. On est restés des heures comme ça sans bouger, j'écoutais sa respiration, j'essayais de deviner où il était allé pendant tout ce temps, rien qu'en respirant son odeur, dans sa nuque, dans son dos. Quand il s'est réveillé, nous avons fait l'amour, doucement, comme la première fois. Avant, il est allé chercher une capote dans la poche de son blouson. Il appelait ça un chapeau. C'est lui qui le voulait, pas moi, je crois que je n'y aurais même pas pensé. Ni à l'avenir, ni aux bébés, ni à la maladie.
Ensuite, on est allés ensemble sur le toit de la tour, par le chemin secret, l'ascenseur jusqu'au trente et unième, puis la porte coupe-feu, l'escalier et l'échelle des pompiers. Le ciel découpait un carré bleu d'acier au-dessus de nous, comme une fenêtre sur l'infini. À ce moment-là, j'ai su que je devais partir.
Sur le toit de la terre, le vent sifflait dans les haubans des mâts télé. C'était un bruit étrange, ici, au milieu de cette ville, si loin de la mer. Pourtant, avec le roulement très bas des voitures, dans l'avenue d'Ivry, sur la place d'Italie, plus loin encore, sur les quais ou sur le périphérique, par vagues, comme cela, très doux, comme la marée qui monte. Tout d'un coup, j'ai senti un vide, une envie qui montait en moi, qui me faisait mal. C'était à cause du bruit de la mer, il y avait si longtemps que je ne l'entendais plus, c'était vertigineux. J'ai marché vers le bord du toit, penchée contre le vent, comme si j'allais pouvoir apercevoir la mer là-bas. Nono m'a rattrapée. Il ne comprenait pas: «Qu'est-ce que tu fais? Tu es folle? Tu veux mourir?» J'ai pensé: «Alors, c'est peut-être comme ça, quand on saute par la fenêtre, parce qu'on croit qu'il y a la mer en bas.» Je me suis accrochée à lui. «Serre-moi, serre-moi fort, Nono, j'ai mal.» Il m'a fait asseoir contre le cube du moteur de l'ascenseur, à l'abri des rafales. Je grelottais de froid, de fatigue. Nono a enlevé son beau blouson de cuir à lanières et il l'a mis sur mon dos. Il a dit simplement: «Tiens, Laïla, je te le donne, comme ça tu penseras toujours à moi.» Son visage était lisse et plat, la tête un peu grosse, dans le genre d'un nain. Mais il avait des yeux doux, très noirs et très doux. J'ai pensé qu'il avait compris que j'allais m'en aller. Peut-être qu'il l'avait su avant moi, et c'est pour ça qu'il était revenu.
Tout allait changer maintenant. C'était un moment qui finissait. J'étais sur le toit, au trente-deuxième dessus, en haut de l'échelle, j'écoutais le vent et mes yeux pleuraient du trop de bleu du ciel, comme la première fois que j'étais arrivée, et que Nono m'avait emmenée jusqu'ici.
Sur la table à tréteaux où j'avais travaillé mes devoirs de philosophie pour le professeur Hakim, il y avait la lettre du syndic, qui disait qu'on avait détecté un piratage dans le compteur d'eau, et des kilowatts envolés sans explications. L'enquête était imminente. Les coupables seraient démasqués, expulsés, et punis comme il se doit. J'ai laissé la lettre bien en évidence, pour que Nono soit au courant. J'ai claqué la porte en fer du 28 si fort que le bruit a dû résonner jusqu'au sommet de la tour.
Nous avons pris le train pour Nice. Je dis nous, mais en réalité j'étais seule à voyager avec un ticket. Juanico est monté avec moi, comme s'il me disait au revoir, et il s'est faufilé dans le compartiment, il s'est installé dans le porte-bagages. Il a fait ça pour rire, parce que, en réalité, il n'en avait pas besoin. Il savait comment gruger les contrôleurs, c'était son métier.
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