Je pouvais deviner les loubards de loin. Ils faisaient des petits groupes, dans la rue, du côté d'Ivry, ou bien du côté de la place Jeanne-d'Arc. Dès que j'apercevais un groupe, je traversais les rues entre les autos, je me perdais de l'autre côté. J'étais si rapide et habile, personne n'aurait pu me suivre. Quelquefois, j'avais l'impression que c'était la jungle, ou le désert, et que ces rues étaient des fleuves, de grands fleuves d'eau tourbillonnante semée de rochers, et que je m'élançais d'un rocher à l'autre, en dansant. Le bruit des klaxons, les grondements des moteurs venaient du sol et montaient par mes jambes, emplissaient mon ventre. Cet homme, pourtant, je ne l'ai pas vu venir. Sur la grande esplanade balayée par le vent, éclairée par les réverbères, il est apparu, un homme comme tout le monde, avec sa gabardine et sa chapka, les mains dans les poches, un visage un peu gris, et moi j'étais occupée à compter l'argent que j'avais ramassé chez les Vietnamiens, cent ou cent cinquante francs, en quelques minutes, rien qu'en posant mes porte-clefs sur le bord de chaque table, avec mon carton de sourde-muette.
Au dernier instant, j'ai vu son regard, et j'ai eu peur, parce que j'ai reconnu les yeux durs, perçants, d'Abel, quand il était entré dans la buanderie. Mais c'était trop tard. Il m'a attrapée par les poignets, il m'a serrée avec une force incroyable, sans dire un mot. Il avait dû me suivre, puis faire le tour des magasins pour revenir, et me trouver exactement là où il voulait, dans le renfoncement, entre le mur de la tour et les magasins fermés.
J'ai voulu crier, mais il a appuyé un poing sur mon ventre, et il a serré d'un coup, comme s'il voulait me casser en deux, et j'ai perdu le souffle, et je me suis effondrée, les bras et les jambes coupés. C'était bizarre, parce que en même temps je savais très bien ce qui m'arrivait, j'étais seulement sans force, comme dans un cauchemar. Il a défait les boutons de mon jean, d'une main, il était fort et habile, et de l'autre il me maintenait renversée contre le mur du renfoncement. Je me souviens, ça sentait l'urine, c'était une odeur horrible qui m'envahissait complètement, me donnait la nausée, et lui avait sorti son sexe et il essayait d'entrer en moi, en donnant de grands coups de reins, et sa respiration raclait, résonnait dans le recoin de l'immeuble.
Je ne sais pas combien de temps ça a duré, mais ça m'a semblé une éternité, cette main appuyée sur ma poitrine, ces coups dans mon ventre, et moi qui n'arrivais pas à penser, pas à respirer. Il me semblait que ça ne finirait jamais. Puis l'homme s'est retiré. Je crois qu'il n'y était pas arrivé, parce que j'étais trop étroite pour lui, ou parce que quelqu'un l'avait dérangé. Il est parti très vite, et je suis restée dans l'encoignure, j'étais glacée et faible, je saignais sur le ciment. J'ai descendu l'escalier jusqu'à la rue, et je suis rentrée dans la cave, j'ai fait chauffer une bouilloire d'eau pour me laver dans la baignoire du bébé de Houriya. Tout était silencieux, étouffé. Il me semblait que j'étais sourde des deux oreilles maintenant. Je ne savais pas où j'étais. Je crois que j'ai vomi dans les toilettes, au bout du couloir. Je crois que j'ai crié, j'ai ouvert la porte de fer et j'ai crié dans le tunnel, un rugissement, pour que ça monte jusqu'en haut des tours, mais personne n'a entendu. Il y avait les moteurs des souffleries qui se déclenchaient, l'un après l'autre, avec une vibration d'avion. Ça couvrait tous les bruits. J'ai pensé à Simone. J'avais terriblement envie de la voir, d'être à côté d'elle, pendant qu'elle répétait une boucle musicale. Mais je savais que c'était impossible. Je crois que c'est cette nuit-là que je suis devenue adulte.
C'était bon d'être loin de tout, chez Béatrice. Il y avait longtemps que ça ne m'était pas arrivé d'être protégée, sans penser au lendemain, sans souci. Juste à faire ce que je voulais, dans l'appartement, à ranger les choses tranquillement, en surveillant le bébé, comme quand Houriya était revenue de l'hôpital, mais la différence, c'est qu'ici il y avait de la lumière, du soleil, il faisait doux, on n'avait rien à craindre. La fenêtre du salon donnait sur une petite cour intérieure où poussait du lierre, et le feuillage était plein de moineaux. Même, un matin, j'en ai trouvé un au bord de la fenêtre, évanoui, les plumes tout ébouriffées. Je l'ai appelé Harry. J'ai pris un carton à chaussures dans le placard, et avec du coton je lui ai fabriqué un nid douillet, que j'ai mis dans la chambre du bébé, à côté du berceau. Tout ça était doux et gentil, comme s'il n'y avait rien de moche dans le reste du monde, pas de loubards et pas de flics, pas de filles battues, pas de vieux qui meurent de faim dans leurs taudis aux volets fermés. Ensuite, j'ai préparé le biberon de Claire, ou de Johanna (je préférais ce deuxième prénom) et j'ai pris quelques gouttes de lait chaud pour les mélanger à de la mie de pain.
Dans sa boîte à chaussures, Harry était hirsute, mais ses plumes commençaient à sécher. Il m'a regardée poser les boules de mie de pain devant lui sans bouger, sauf son œil noir qui brillait, puis j'ai donné le biberon à Magda (décidément, je ne pouvais pas oublier son vrai nom). Et au moment où le bébé avait tout fini, l'oiseau a commencé à pépier et à s'ébrouer dans la boîte.
Je ne sais pas s'il avait réussi à manger une boulette, mais la douce chaleur de la petite chambre l'avait tout à fait réveillé, et l'instant d'après, il s'est envolé en criant et s'est mis à frapper aux carreaux de la fenêtre. Et de l'autre côté, dans le feuillage, ses petits camarades volaient en tous sens et l'appelaient. Si bien que j'ai ouvert la fenêtre, et aussitôt Harry s'est échappé, en une seconde je l'ai vu se mêler aux autres moineaux, ils tourbillonnaient comme des feuilles dans le vent, et l'instant d'après Harry avait disparu avec eux.
Pendant que je donnais le biberon à Johanna, j'ai vu les inspecteurs en bas, dans la rue. Ils étaient habillés comme tout le monde, gabardine, anorak et sneakers, mais je les ai bien reconnus. J'ai un instinct pour ces gens-là. Ils regardaient vers les fenêtres de l'immeuble, comme s'ils cherchaient à voir à travers les rideaux. Ensuite, ils sont entrés, ils ont dû poser des questions au concierge portugais qui ne m'aime pas, et ils ont sonné interminablement, et le grelot faisait hurler Johanna, résonnait au fond de ma tête comme un cri d'insecte.
Je n'ai pas bougé, jusqu'à ce qu'ils s'en aillent. J'étais fébrile. Je ne pouvais pas rester une minute de plus dans cette maison, et pourtant je ne pouvais pas laisser Johanna crier toute seule dans son berceau. J'ai cherché le numéro de Béatrice à son journal. J'étais si anxieuse que j'avais l'écouteur sur mon oreille sourde, je n'entendais rien de ce qu'on disait. Je répétais le message comme un perroquet: «S'il vous plaît, Béatrice, revenez tout de suite, s'il vous plaît, rentrez tout de suite, c'est urgent, s'il vous plaît, Béatrice.» Au moment où j'allais fermer la porte, le téléphone a sonné. Avec l'écouteur sur ma bonne oreille, j'ai entendu la voix de Béatrice. «Laïla, qu'est-ce qui se passe?» Je lui ai dit de rentrer, parce que je devais m'en aller. J'étais tout à fait calme à présent. J'ai raccroché le combiné avant qu'elle pose d'autres questions. D'ailleurs, bébé Johanna s'était endormie. Alors, j'ai marché dans les rues, vers Austerlitz.
Je suis retournée à la rue du Javelot. Quand j'ai marché dans le long tunnel, jusqu'à la porte du garage où il y avait peint le chiffre 28, j'avais le cœur serré. Il me semblait que je ne pourrais plus jamais vivre là, que ma vie était ailleurs, n'importe où, qu'il fallait que je parte; Juanico disait des choses comme ça. Il disait: «Tu sais, quelquefois, il faut que je me barre. C'est plus fort que moi. Après, peut-être que je reviens, mais si je reste, je te tue, je me tue.» Maintenant, je comprenais bien ce qu'il voulait dire.
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