— Vous avez roulé vite ! lança Léon.
Il les rejoignit, leur prit les sacs des mains avant de les embrasser. Elles avaient les joues fraîches et sentaient le mouillé. Hermance portait un gros manteau de vison démodé, Nadège un duffle-coat noir qui lui donnait l’aspect d’une orpheline.
— Il n’y avait presque personne sur l’autoroute, déclara Hermance.
Ils pénétrèrent dans l’appartement.
— Il ne faut pas vous mettre en retard pour les funérailles, Léon.
— J’ai encore un peu de temps. Ça me fait plaisir de pouvoir vous accueillir.
Hermance s’approcha de Simone, intimidée comme chaque fois qu’elle venait la voir. Ses yeux s’embuèrent. Le nom de sa malheureuse fille lui vint aux lèvres mais elle ne fit que le balbutier à voix très basse.
Nadège attendait près de la porte, debout entre les deux sacs ventrus. Léon la trouva changée et la jugea antipathique. Elle avait grossi. C’était une adolescente balourde et hostile, avec un regard qui se dérobait vite. Ses taches de rousseur semblaient avoir pâli. Ses cheveux, d’un châtain terne, auraient eu besoin d’une vraie coiffure.
Il lui sourit. Elle détourna la tête.
— Je vais te montrer ta chambre, dit-il.
Ils longèrent le vestibule, et Léon la fit pénétrer dans la pièce qui lui était destinée.
— Je ne sais pas si ça va te plaire, murmura-t-il, intimidé.
Elle regarda autour d’elle.
— Quand j’aurai enlevé ces conneries des murs, ça ira, répondit Nadège.
Il rougit de contrariété et d’irritation.
« Ça commence bien ! Je sens que ça ne va pas être de la tarte, avec ce boudin ! »
Hermance les rejoignit. Elle avait ôté son lourd manteau et paraissait fringante. Son énergie communicative rasséréna quelque peu Léon. Il trouvait sa belle-mère plus appétissante que jamais. L’approche de la soixantaine ne nuisait pas à son charme robuste. Son corps restait ferme.
« Au pieu, tu dois être une sacrée affaire, ma salope ! » Le genre de femelle qui jouissait sans retenue ; on devinait que pour elle l’orgasme constituait la manifestation absolue de la liberté. Comme Léon était un imaginatif, il envisagea diverses combinaisons amoureuses avec Hermance. Quelque chose de lumineux dans la prunelle de sa belle-mère lui donnait à croire qu’elle serait consentante s’il se risquait à lui faire des propositions. Elle devait accepter une partie de cul comme on accepte un repas.
— Maintenant, je dois partir, s’excusa-t-il. Je vous laisse à votre installation. Vous pensez demeurer quelques jours avec nous, Hermance ?
— Il faut que je rentre après-demain, Léon.
— Si vite ?
— Eh, dites, c’est que j’ai ma clientèle !
Il la saisit par la taille pour le baiser d’adieu, la trouva mœlleuse, et décida de lui bouffer le cul dans les meilleurs délais.
Il n’embrassa pas Nadège, se contenta de lui lancer un « A bientôt, fillette » qui emplit celle-ci de fureur.
* * *
La cérémonie religieuse eut lieu à l’église russe de la rue Daru et fut interminable. Elle « intéressa » néanmoins Boris par son côté folklorique ; les chants, les dorures. Le rite orthodoxe « interprété » par le pope barbu et ses servants constituait un spectacle chaleureux. A son côté, le vieux Dimitri ressemblait à un oiseau mourant. Il formait un tas noir surmonté d’une boule blanche. Terrassé par le chagrin, il restait immobile, sec et silencieux. Depuis qu’il avait appris la mort de Nadia, il n’adressait plus la parole à Boris, et ce n’était pas là une marque d’hostilité, mais un blocage.
Il aurait voulu se comporter normalement, jouer la sainte union du désespoir, seulement son corps ne répondait plus. Sa fille était morte, son art était mort, la Russie était morte, et il ne subsistait plus que pour constater leurs cadavres.
Boris percevait parfaitement le dénuement du vieillard et en ressentait une lointaine désolation. Fedor assistait à l’écroulement de sa vie, à l’anéantissement de son destin, et personne ne pouvait rien pour le secourir.
Debout, près du pauvre homme, Boris laissait voguer sa pensée loin du cercueil. On allait inhumer quelqu’un qui ne le concernait plus ; quelqu’un qui avait stagné auprès de lui pendant quatre lustres sans beaucoup plus le marquer que le lierre marque le mur. Ce lierre arraché de son existence, il en restait peu de traces et elles seraient faciles à effacer complètement.
La musique d’église l’amenait à réfléchir sur celle qu’il « injecterait » dans son spectacle. Bien qu’elle n’eût rien à voir avec celle de la messe de mort, il songea à la Danse slave n°3 de Dvorak, et la trouva propice à renforcer l’intensité de certaines scènes pathétiques de « Je m’appelle Naufrage du Titanic ».
Il allait l’écouter, une fois tout ce « fourbi » terminé. Ah ! demander à Mira de rassembler tout ce qui avait appartenu à Nadia et de l’adresser à quelque œuvre charitable. Place nette ! Cela appartenait à l’opération « nettoyage » de l’après-lierre.
Tous ses comédiens se tenaient derrière lui, perdus en faux chagrin. Demain, il les retrouverait avec délice et leur dirait « Bon, on attaque et on ne parle plus de rien ». Ils considéreraient cette attitude comme de la bravoure et se répandraient dans Paris pour chanter son courage.
Il assistait aux funérailles de sa femme en blouson. Seule concession au deuil, il avait mis une chemise blanche et une cravate noire ; cette dernière lui donnait une sensation d’étranglement ; il la desserrait à tout bout de champ, cela devenait un tic. Par moments, il se retournait brusquement pour s’assurer de la présence de Léon, debout derrière lui. Il se sentait protégé par son ami.
Après la messe, l’ordonnateur des pompes funèbres l’invita à prendre place dans le fourgon automobile, mais il refusa, ayant nulle envie de circuler dans ce véhicule haut perché qui le mettrait en évidence, et Dimitri Fedor fut seul avec le corps de Nadia.
Une fois dans la Volvo, il dit à Léon :
— Je pense que je vais prendre la Danse slave n°3 de Dvorak pour ma pièce.
Yvrard hocha la tête :
— Tu crois ?
— Qu’est-ce que tu lui reproches ?
— D’être trop « ça ». Tes héros se déchirent d’un bout à l’autre ; c’est une pièce typiquement slave. Or, surprendre fait partie de ton génie. Regarde Stanley Kubrick, dans Odyssée 2001 . Qu’a-t-il choisi comme musique pour ce film de science-fiction ? Le Beau Danube bleu , c’est-à-dire la musique la plus romantique, la plus crincrin qui soit. Résultat ? Chef-d’œuvre !
— Tu as raison !
— Moi, à ta place…
Léon se mordit les lèvres car Boris exécrait cette formule. PERSONNE ne pouvait être à SA place.
Mais en cet instant, pris par ses préoccupations artistiques, « l’Illustre » ne releva pas l’impertinence.
— Eh bien ?
— Sur ton drame slave, je foutrais du sirop napolitain : O Sole mio, par exemple. Tu juges de l’effet ? Au plus fort du drame, un envol de mandolines ! Tes mecs s’engueulent à mort et la musique roucoule.
Boris lui caressa la nuque.
— Géant ! fit-il. Absolument géant ! Tu viens de sauver ma pièce !
— Comme si elle avait jamais été en danger !
Jusqu’au cimetière, Lassef chanta O Sole mio à tue-tête dans la voiture ; il le fredonnait encore en avançant à travers les tombaux et ne se tut qu’en apercevant un groupe de photographes devant le caveau béant.
De retour boulevard Richard-Wallace, Boris s’affala dans un fauteuil, les jambes allongées au maximum, les bras pendant par-dessus les accoudoirs, selon une posture qu’il adoptait dans ses brefs instants de relaxation (il se plaçait ainsi lorsqu’il rendait visite à Mira).
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