Au lieu de lui serrer la main, Marcheschi lui adressa un petit hochement de tête en quittant la table. La journée était loin d’être terminée, Nicolas avait encore envie de boire à s’en brûler l’intérieur, mais pas ici, pas maintenant. Il savait bien où et avec qui.
Au nom de quoi devait-il se priver de Loraine et de ses regards bleus ? Un mal de crâne matinal ? Un coup de fatigue vers les 11 heures ? Il avait quarante ans, il était jeune, il était vieux, il avait de l’expérience et encore beaucoup à apprendre, tout commençait vraiment, il était encore trop tôt pour se priver de quoi que ce soit. À quoi lui servait cette sagesse qui, dès le réveil, le poussait dans le rang ? À quoi bon vivre si sa part d’exaltation n’était pas prioritaire sur tout le reste ? Le jour du Jugement dernier, Dieu lui pardonnerait tout sauf de n’avoir pas assez joui de ce don étrange qu’il avait fait aux humains. Avant l’aube, Nicolas ferait l’amour avec Loraine, et tant pis si, au réveil, la vie lui ferait si peur. Après tout, qui pouvait lui assurer que demain, le jour se lèverait à nouveau.
— Allô, Loraine ? Je dérange ?
— Au contraire, j’ai très envie d’un verre en compagnie d’un monsieur qui fera tout ce dont j’ai envie.
— Chez Lynn, dans vingt minutes ?
— Si on retournait plutôt dans cet hôtel ? Si l’envie nous prend d’échanger quelques caresses, il faudra être ultra-précis dans le descriptif de ce qu’on souhaite.
Sa requête n’attendait pas de réponse. Comment ne pas être d’accord avec le programme ? Il essaya de deviner ce qu’elle faisait à cet instant précis ; son imagination lui fit entendre tour à tour des pleurs d’enfant, les haut-parleurs d’une gare, le chuchotement d’une amie, les soupirs d’un homme. Nicolas, victime d’un étrange symptôme de mimétisme amoureux, avait fini par prendre lui aussi goût au secret ; une façon naïve de lui dire qu’ils étaient faits pour s’entendre. La nuit dernière, la joue sur l’oreiller, au plus fort de l’abandon, ils s’étaient amusés à spéculer sur l’identité de l’autre. Le jeu avait surgi de lui-même, dans une étreinte :
— Tu n’as pas des mains de chirurgien.
— Toi, tu ne mets pas le parfum d’une mère de famille.
— Tu n’as pas non plus des épaules de maître nageur.
— Tu ne t’habilles pas comme une institutrice.
— Tu n’as pas une pilosité de Latin.
— Tu ne fais pas l’amour comme une fille du Nord.
— Tu n’es pas Sherlock Holmes !
— Tu n’es pas Mata Hari !
Faute de mieux, il se contentait d’en faire un personnage qu’il modelait selon l’humeur. Il la voyait tantôt en mère de famille à la tête d’une tripotée de gosses qu’elle abandonnait vers 18 heures à un époux complaisant, afin d’aller étancher sa soif de solitude et de vin. Tantôt en mangeuse d’hommes, Paris regorgeait de ses amants, parfois des promeneurs des bords de Seine voyaient passer le corps d’un de ces malheureux. Tantôt en voisine de palier qui avait fait preuve d’une imagination sans bornes pour le lui cacher. Avec une fille pareille, tout était possible.
Moins d’une heure plus tard, affalés tous deux dans le lit devant les informations de C.N.N., elle s’était blottie dans le creux de son épaule, les yeux rivés sur un déploiement de forces armées dans un pays lointain. Avant la tombée de la nuit, Nicolas put contempler le corps de Loraine à la lumière naturelle. Légèrement plus rond que celui qu’il avait deviné la veille, ça n’était pas pour lui déplaire. Des fesses et des jambes à peine lourdes, des hanches biens courbes, des seins qui ondulaient au moindre mouvement. Des formes qui avaient la beauté brute des idoles africaines et qui déclenchaient les désirs instinctifs. Tout ce qu’il avait été incapable d’apprécier, la nuit dernière, pris de boisson, en proie aux inévitables désordres de la première fois. Habillée, Loraine était une citadine qui connaît les codes et les gestes. Nue, elle avait la robustesse des femmes de la terre. Quand Nicolas la serrait contre lui, il retrouvait des forces telluriques qui lui manquaient depuis toujours.
Elle éteignit le poste, il tira les rideaux, il était temps de laisser leurs corps faire vraiment connaissance et passer au tutoiement. Plus tard dans la nuit, ils commandèrent des tramezzinis en pagaille et une bouteille de vin.
— J’ai bu du château-talbot.
— Quelle année ?
— 82.
— Salaud ! C’est un chef-d’œuvre !
Entre deux bouchées, entre deux gorgées de chablis, entre deux images de télé privée de son, entre deux éclats de rire, ils firent l’amour. Bien plus tard, elle se glissa sous le drap, chercha la main de Nicolas pour la caler sur son sein gauche, et ferma les yeux. Son souffle se fit de plus en plus profond, de plus en plus espacé ; il la sentit s’éloigner.
Il savoura pleinement une dernière gorgée de vin, en silence, heureux. Il savait désormais ce qu’il recherchait dans l’ivresse, ce n’était pas l’ailleurs du troisième verre mais le présent du premier, s’y installer le plus longtemps possible. Il n’avait pas besoin de l’ivrognerie des grands soirs, celle qui déchaîne les passions et flirte avec l’absolu, hors du temps, hors de la vie elle-même. Sa griserie avait la tête dans les nuages mais les pieds sur terre. Il n’appelait pas l’oubli de toutes ses forces comme le commun des alcooliques, il désirait exactement l’inverse, se rapprocher de l’instant et se l’approprier, comme ce soir, dans ce lit, près du corps endormi de celle qui lui faisait battre le cœur. Il s’autorisait à vivre le présent sans se demander s’il était piégé, si on allait le lui faire payer plus tard. L’évidence lui apparaissait enfin, il se mit à rêver d’un lendemain où l’essentiel serait toujours présent à son réveil. S’il arrivait à capturer cette évidence, à en garder des bribes, il parviendrait peut-être à maintenir à distance son désarroi quotidien. Si seulement il pouvait retenir jusqu’au lendemain le message de sa douce euphorie…
Si seulement.
Une idée saugrenue lui traversa l’esprit, une idée trop simple. Sans y réfléchir à deux fois, sans dégager sa main gauche de la poitrine de Loraine, il saisit, sur la table de nuit, le papier à en-tête et le stylo à bille imprimé au nom de l’hôtel. Il écrivit ce qui lui passa par la tête, reposa le bloc, se colla contre Loraine, pressa son visage sur sa nuque, et s’endormit.
À son réveil, elle n’était plus là, il n’en fut pas étonné et chercha son odeur sur l’oreiller. Tout à coup, il releva la tête, tâtonna du côté de sa table de nuit pour saisir le bloc-notes, et déchiffra ce qu’il avait écrit la veille :
Prends ce que Loraine te donne sans chercher à en savoir plus.
Pense à cirer tes chaussures au moins une fois par mois.
Dans le dossier B, réutiliser l’idée de Cécile sur le projet I.B.M., la réorienter, et laisser croire aux commerciaux qu’ils avaient raison avant tout le monde.
À force d’écouter l’orage gronder sans se déclarer vraiment, tu vas gâcher ta vie à attendre un malheur qui n’arrivera jamais.
L’impression si juste d’avoir trouvé un ami.
Jamais il ne s’était fait peur comme ce matin-là. Dès le réveil, il avait dû combattre sa propre folie en se faisant passer, à ses propres yeux, pour un brave type qui prenait ses rêves pour des réalités et ses désirs pour des ordres. Sur le trajet de la clinique, il avait presque réussi à s’en convaincre. Sa folie avait pourtant repris le dessus quand l’infirmière lui avait demandé de passer cette bizarre chemise de nuit blanche qui s’attache dans le dos comme une camisole.
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