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« Nous nous reverrons J 60, et sans doute pour la dernière fois », lui dit Joust au matin de J 30. Manifestement fier de sa créature, le bon docteur lui demanda s’il pouvait le prendre en photo pour impressionner de futurs clients. Vermeiren refusa à contrecœur. En voiture, il passa sous les fenêtres de l’appartement de Convention, curieux de voir s’il était déjà loué, puis s’arrêta un instant devant le café où Nadine et lui se retrouvaient. Ils s’y étaient parlé pour la dernière fois, J-5. Leur séparation datait de quatre mois.
— Ça va ?
— Ça va.
— C’est nouveau, cette robe bleue.
— Je l’ai vue sur Anne, j’ai voulu la même. Elle t’embrasse.
Non, elle ne m’embrasse pas, elle pense que je devrais me faire soigner. C’est ta meilleure amie, il faut la comprendre, elle m’en veut.
— Rappelle-lui qu’elle a toujours mon cache-poussière en toile, j’aimais bien ce truc.
C’est un détail dont tu te souviendras devant les flics. Un type qui réclame un cache-poussière en toile ne songe pas à disparaître.
— Comment on fait pour la mutuelle ?
— Si je pouvais rester un peu sur la tienne quelques mois, le temps que je retravaille.
— … Tu vas retravailler ?
— J’en ai marre de ne rien foutre.
— Tu t’ennuies, toi ?
Ça t’étonne, hein ? J’avais l’air de les trouver passionnantes, mes virées nocturnes. J’en faisais même un peu trop. Tu avais cherché à comprendre, à me parler de cette crise de la quarantaine, de cette envie de me mettre en danger. La suite t’a donné raison.
— Je vais peut-être reprendre le Cadre bleu.
— Si tu as un problème pour le loyer, je peux t’avancer des ronds en attendant.
— Non, ça va, j’ai de quoi voir venir.
Tu sais bien que j’ai emprunté de l’argent aux copains, ils sont sûrs de ne jamais le revoir. Ils t’en ont parlé, c’était le but de la manœuvre.
— Ne te gêne pas avec moi, hein ? Si tu as des dettes…
— Des dettes ? Quelles dettes ?
— Il paraît que tu continues à jouer…
Et voilà le travail !
— Laisse tomber, Nadine… Parle-moi plutôt de toi. Ton nouvel appartement ?
— Rue de Prony, à deux pas du cabinet, ça me change la vie, c’est incroyable.
Tu n’as encore rencontré personne, mais ça ne va pas tarder, je le sens, tu as de nouveau envie de séduire.
— Tu es pressée ? Tu reprends un café ?
— Je dois rentrer.
Quand ils viendront te voir pour t’annoncer ma disparition, n’oublie rien, l’odeur d’alcool et des parfums sucrés, les cravates que je mettais dans la poche pour sortir, mon compte en banque vidé en moins d’un an et surtout les relevés de carte bancaire avec l’adresse de bars à putes que j’ai pris soin de laisser traîner sur ma table de nuit. Dis-leur des choses comme : « Il a dû lier connaissance avec des gens louches qui lui ont fait des histoires. » Tu n’auras pas à mentir, tu seras convaincante.
— Je fais une petite crémaillère, vendredi en huit, tu viens ?
— Vendredi 17 ? J’ai rien, c’est noté. Je ferai des zakouski.
J’aurai des pansements plein la figure, mais je penserai à vous. À toi, surtout.
Nicolas se réveilla ce matin-là avec un appétit de bienheureux, une sensation inconnue. Loraine avait quitté l’hôtel bien avant son réveil et le privait du spectacle de son petit déjeuner au lit — à peine réveillée, elle était gourmande de fruits frais, de toasts beurrés, de thé, de tout — un cérémonial auquel il avait pris goût sans rien toucher au plateau ; la distraire de quelques caresses pendant qu’elle goûtait la confiture avec les doigts lui suffisait. Pour se réveiller avec la faim au ventre, il fallait sacrément aimer la vie, pensait-il. Le visage enfoui dans l’oreiller de Loraine, il se laissa aller à quelques secousses du bassin sous le coup d’une érection matinale.
Ils se voyaient en moyenne trois soirs par semaine depuis plus d’un an, la plupart du temps ils terminaient la nuit dans ce même hôtel et demandaient, par habitude, la chambre 318 qui avait abrité leurs premiers moments. Nicolas se rendait disponible quand Loraine l’était, sans jour fixe. Quand il essayait de recouper des signes, ils se contredisaient la fois suivante ; elle obéissait à une logique connue d’elle seule qui rendait sa vie de tous les jours indépistable. Avec le temps, il s’y était habitué, même si, au cours de la journée, il aurait tout donné pour savoir ce qu’elle faisait à cette minute précise.
Pourtant, il était bien obligé de le reconnaître, les matins étaient moins pénibles qu’avant. Se réveiller seul n’avait plus guère d’importance depuis cette fameuse nuit où Loraine avait disparu avant même le lever du jour. Avec son aisance habituelle, elle avait su trouver une solution à un problème qui divisait les couples depuis des lustres :
— Il faut que je me lève vers 5 heures du matin.
— Je vais demander un réveil à la réception.
— Pas question, tu n’arriveras jamais à te rendormir.
Elle avait raison. Dès que Nicolas reprenait conscience que le monde existait, plus question de le nier, il fallait le subir. C’était l’histoire de sa vie. Les tractations qui suivirent (« mais je t’assure que ce n’est pas grave, c’est dommage, tu es sûr, franchement ça ne me dérange pas, tu peux dormir encore deux bonnes heures après mon départ », etc.) avaient pris fin tout à coup quand Loraine, inspirée, avait saisi son téléphone portable.
— Si je programme un réveil téléphonique à 5 heures, que je pose l’appareil sous mon oreiller en position vibreur…
Sans rien comprendre à ses manipulations, il s’endormit en la traitant de folle. Deux heures plus tard, pendant qu’il nageait le crawl dans un lac peuplé d’une faune digne des légendes, Loraine ressentit une légère vibration vers son oreille gauche et ouvrit l’œil. Elle embrassa l’endormi sur la tempe et disparut sur la pointe des pieds dans la nuit toujours noire. Nicolas pouvait encore rêver à des paradis perdus. À n’en pas douter, il s’agissait d’un grand pas pour l’humanité.
Sans même parler de son imagination, il était amoureux de la part de liberté qui s’exprimait chez elle dans les détails les plus inattendus. La petite phrase sans queue ni tête mais bienfaitrice, le geste déconcertant mais bien plus réfléchi qu’il n’en avait l’air, la trouvaille qui passait pour absurde pour éviter de se prendre au sérieux.
Loraine n’était pas la seule à lui redonner confiance en lui-même. « L’homme de la nuit », son alter ego fiévreux qui lui envoyait des messages, veillait désormais sur lui. Nicolas avait commencé par haïr cet autre incandescent qui buvait et lui refilait sa gueule de bois, qui brûlait ses soirées sans se soucier des décombres du lendemain. Avec le temps, il avait su l’écouter et s’en faire un ami. D’où tenait-il tout ce savoir qui échappait à Nicolas au quotidien ? Comment réussissait-il à orchestrer improvisation, sens du rythme et mise en perspective ? D’où tenait-il cette aisance de funambule sur le fil de l’instant ? Qu’est-ce qui faisait de lui le seul philosophe au monde qui ait tout compris ? Nicolas se devait d’être relié à son mister Hyde le plus souvent possible, suivre son enseignement, profiter de son expérience. Comme on ouvre sa boîte aux lettres, il saisissait, sans sortir du lit, le petit carnet noir où, la veille, l’autre , serein, le cœur chaud, veillant sur le sommeil de Loraine, avait gribouillé quelques lignes définitives. On trouvait de tout dans ces feuillets, des injonctions, des évidences qui avaient besoin d’être répétées, des décisions quotidiennes qui trouvaient là des solutions, mais aussi quelques envolées lyriques, libellées sans vergogne parce que sincères.
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