La société Altux S.A. venait de lancer neuf déclinaisons du Trickpack, quatre étaient des boissons inventées qui détournaient le visuel de sodas connus. Les autres, contre toute attente, étaient bel et bien réelles : cinq marques largement distribuées dont, le comble, une de bière, avaient accepté de prêter leur logo au Trickpack pour tenter une communication qui ne manquait pas d’ironie. En vente dans les gadgeteries et les rayons cadeaux, le Trickpack avait déjà rapporté à son créateur un chèque de 435 000 francs.
Pour la première fois de sa vie, Nicolas pouvait se faire plaisir sans limite d’argent. Il imagina un cadeau extravagant dont il n’avait nul besoin mais qui aurait pris valeur de symbole. Vingt ou trente mille francs dépensés d’un coup, sans y réfléchir, c’était garder pour toujours le délicieux souvenir d’un moment de folie. Il se mit à rêver d’un costume comme on en voit dans les films de mafieux, quelques rayures qui vous changent un homme en gouape, de quoi inspirer le respect à des Marcheschi. Il en essaya un, puis un autre ; au troisième le cœur n’y était déjà plus. Il lui suffisait de voir la veste sur ses épaules pour l’imaginer dans son armoire, mangée par les mites. L’envie de passer inaperçu qui l’accompagnait depuis l’enfance était devenue son seul costume, taillée dans l’étoffe même de l’anonymat, elle lui allait comme un gant. Il chercha son bonheur ailleurs : les cent disques qu’il aimerait écouter ne serait-ce qu’une fois, les mille livres qu’il s’était promis de lire un jour, les films qui lui parleraient d’aujourd’hui. Mais rien ne lui faisait envie, l’urgence était ailleurs : tous les jours, toutes les nuits, ici et maintenant. Où trouvait-il son compte d’exaltation, avant ? Nulle part, il n’y avait pas d’avant.
Il dut se rendre à l’évidence : depuis qu’il avait pris ses quartiers à l’hôtel — où rien ne lui appartenait sinon le fondamental, son temps, sa vie, son corps — les choses matérielles perdaient tout attrait à ses yeux ; il préférait désormais traverser les décors. Celui des Galeries Lafayette ne l’amusait plus, l’envie de se faire plaisir s’émoussait. Si encore il avait hérité de son enfance une passion. Il se souvenait d’avoir envié les engouements des autres gosses pour l’aéromodélisme, les miniatures, les timbres, la pêche ; parfois il avait fait semblant de s’y intéresser, par conformisme, mais l’ennui reprenait vite le dessus. Il était de ces rares enfants qui peuvent rester des heures dans un canapé, immobile. On y voyait une forme de sagesse précoce, il ne s’agissait en fait que de repli sur soi. Qui pouvait s’en douter ? Les enfants n’ont aucune raison de s’en faire, c’est ce que les parents préfèrent croire.
Il ne lui restait plus que le dernier étage, la literie. L’idée d’y jeter un œil ne lui paraissait pas si saugrenue. Pourquoi pas un lit, après tout ? Un jour ou l’autre il aurait bien besoin d’un lit gigantesque, moelleux jusqu’à l’indécence, pour réparer toutes les nuits blanches passées avec Loraine. Un lit à ce point exceptionnel qu’elle n’y résisterait pas et finirait par s’y vautrer elle aussi. Le meilleur lit du monde. De quoi réconcilier la médecine et l’hédonisme. L’idée l’amusa un instant, juste le temps de réaliser que Loraine avait déjà, Dieu sait où, un lit bien à elle.
*
Le comptoir avait dû être taillé dans un chêne centenaire. La patine du bois sous les doigts, sa couleur chaude donnaient envie de boire quelque chose dans les mêmes tons. Le nuancier était là, au mur, par rangées entières, tant de bouteilles inconnues qui méritaient de ne plus l’être. Nicolas n’avait pas trop du reste de sa vie pour les goûter toutes, les classer, les étudier comme un encyclopédiste, écrire le grand livre de l’ivresse, celui que les académies salueraient comme un classique, en attendant la chaire à la Sorbonne.
— Qu’est-ce que je vous sers ?
— Un truc fort, donnez-moi un conseil. Vous boiriez quoi, vous ?
— Je bois rarement pendant le travail, et jamais l’après-midi.
— C’est quoi cette bouteille rousse à l’étiquette blanche ?
— Southern Comfort, un bourbon assez sirupeux, personnellement je trouve ça trop sucré, ça attaque le foie un peu vite. Si vous aimez le bourbon, je peux vous proposer l’un des meilleurs, il m’en reste encore une caisse aux normes américaines, à l’époque où c’était encore légal ici.
Nicolas regarda sa montre : 15 h 10. Le temps passait vite, la vie aussi.
— Attention, ça chiffre ses 50,5°.
— Faites goûter.
Il avait fini par trouver son cadeau, l’idée s’était imposée à lui dans un escalator, parmi tous ces gens. Il avait eu envie de ce verre que le barman allait lui servir et avait filé droit au rayon des accessoires hommes où on lui proposa trois modèles de flasques. Il choisit celle de vingt centilitres, légèrement arrondie pour épouser la forme du pectoral, doublée de cuir noir, avec bouchon relié au goulot. La contenance lui parut bonne, de quoi se donner une dose de courage si l’on se perd en forêt, ou tenir le coup si l’on reste bloqué dans l’ascenseur, deux alibis pour justifier le cadeau. Désormais, il avait le bonheur à portée de main dans une poche intérieure, le malheur aussi ; le tout pour 140 francs. Mme Lemarié n’aurait pas à faire les gros yeux.
— Ça arrache, votre truc, mais on s’y fait.
Cela dit pour rassurer le barman quand, en fait, il y avait le feu à la maison. La poitrine sur le point d’exploser, le souffle suspendu, et puis, juste un soupir. C’est ce soupir-là qui déclenche tout le reste : le souffle se calme, les épaules se relâchent, le cœur retrouve son rythme, un sourire intérieur se dessine et l’imagination se met à battre la campagne. Ce qui est vraiment important le redevient, le reste s’oublie, les scories, les brouillages, les atermoiements, les vaines inquiétudes, les quiproquos divers, le temps pris au temps de vivre.
— Vous pouvez me remplir ça ? demanda-t-il en brandissant sa flasque.
— Un baptême ?
— En quelque sorte.
— Vous avez envie de rouler à quoi ?
— Au super. Vodka. Vous n’auriez pas le cousin polonais de votre bourbon ?
— L’avantage des flasques, c’est que le geste est discret, mais l’haleine vous trahit. Les goulées de vodka entre deux portes, ça se détecte. J’ai une eau-de-vie qui peut vous aider à passer la quatrième, ni vu ni connu. Vous voulez goûter ?
— Non, je préfère la surprise.
La journée commençait vraiment, tout ce qui avait précédé n’était que léthargie, l’essentiel lui apparaissait, et avec lui, une certitude : il était bien l’ingrat qu’il redoutait ! Comment avait-il pu oublier Mme Zabel ! Il empocha la flasque, but un autre Wild Turkey cul sec et retourna dans les grands magasins pour réparer sa faute.
Au feu !
*
— C’est à moi que ça fait plaisir, madame Zabel. On doit toujours savoir ce qu’on doit et à qui on le doit. Qu’est-ce qui serait arrivé si j’avais eu rendez-vous dans le bureau d’à côté ?
— Ma collègue vous aurait renseigné comme je l’ai fait, et aujourd’hui c’est elle qui aurait entre les mains ce superbe carré Hermès, qu’elle aurait sans doute refusé comme je vais devoir le faire.
— Ce n’est pas de la corruption, madame Zabel, c’est de la gratitude ! Et puis cet ocre jaune, c’est exactement votre couleur, vous ne pouvez pas refuser.
— …?
Malgré les 50,5° qui alimentaient la combustion spontanée de sa générosité, Nicolas percevait une très légère inquiétude derrière le sourire amusé de sa bienfaitrice. Qu’elle le croie soûl pouvait gâcher sa bonne humeur et son très sincère sentiment de reconnaissance envers elle. Pourtant, il était bel et bien soûl, un peu trop à son goût.
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