— Si j’ai été touché ! Vous voulez vraiment le savoir ?
Personne ne s’avisa de lui dire non. Nicolas le vit prêt à se lancer dans un sketch sur ses incomparables mérites.
— La panne a eu lieu exactement entre 15 h 10 et 15 h 30. Vous le savez sûrement, il y a une loi contre laquelle on ne peut rien, on peut l’appeler loi de Murphy, loi de l’emmerdement maximal, loi de la tartine beurrée, bref, tout le monde connaît cette loi qui veut que le pire a quelque chose d’inexorable contre lequel on ne peut lutter. Figurez-vous que, depuis février, je suis sur le point de finaliser une négociation avec un groupe milanais, la Cartamaggiore. Mon interlocuteur dans cette affaire est le redoutable Franco Morelli que j’ai connu en Master of Business à Harvard. Il me donne la préférence du fait de nos études communes — l’esprit de corps, il n’y a que ça de vrai ! — mais il peut, au moindre accroc, s’adresser à la Ragendorf de Francfort qui lui fera des propositions au moins équivalentes aux miennes. Franco ne lâche sur aucun point de la négociation. C’est moi, en pire.
Rires polis, juste pour lui laisser le temps de reprendre son souffle.
— Nous avons besoin d’un premier document pour fixer les principaux termes, je l’invite au Plaza afin de rédiger cette lettre d’intention, il en réfère à son conseil d’administration et obtient son aval. Pendant deux mois, j’ai beaucoup de mal à obtenir des Italiens les éléments techniques complémentaires, mais les choses avancent, jusqu’à aujourd’hui… où j’ai besoin de revoir certains points de ce fameux document. Il est 15 h 10, j’allume mon ordinateur, ouvre le dossier, souligne les points qui m’intéressent. Je veux donner au texte un maximum de confort de lecture et, Dieu sait ce qui me passe par la tête, je change de police de caractères. Il ne me reste plus qu’à cliquer sur Enregistrer , et allez savoir pourquoi, je clique sur… Effacer .
— Non !
— Vous n’avez pas fait ça ?
Nicolas n’en croyait pas ses oreilles. Le récit de Marcheschi était-il, enfin, celui d’un échec ?
— Ça semble absurde, mais c’est la vérité, tout le texte a disparu ! Certains d’entre vous vont penser, à juste titre, que ce n’est pas une simple maladresse mais un acte manqué parfait, l’envie de me faire peur, la volonté de mettre en péril ces négociations, que sais-je encore. Je ne nie pas la part d’inconscient dans un tel geste, mais je m’arrête là dans l’analyse : le mal était fait.
— Vous aviez toujours la possibilité d’utiliser la fonction Annuler frappe et le texte réapparaissait, dit Arnaud. Vous ne pouviez pas ne pas le savoir.
— Je le savais, bien sûr, c’est là que la loi de Murphy entre en action. Quand je suis sur le point d’appuyer sur la touche en question, il est 15 h 10, et tout le réseau informatique est déconnecté dans mon secteur. Au cas où vous ne le sauriez pas, mon cher Arnaud, quand l’ordinateur se rallume, il est trop tard pour appuyer sur Annuler frappe .
— Vous n’aviez fait aucune copie ?
— Si, justement, et la loi de Murphy s’illustre parfaitement : j’avais une copie. Dégoulinant de sueur, je retourne tous les tiroirs et la retrouve, je me précipite à la S.E.N. sur le premier ordinateur venu, j’entre la disquette, et je vois s’afficher sur l’écran : Disque illisible. Voulez-vous l’initialiser ?
— Ça, c’est vraiment pas de bol, fait Régine.
— Comme vous dites.
— Et alors ?
— Et alors, je me voyais mal rappeler Morelli pour lui demander : Au fait, dans le cas de la suppression du droit préférentiel de souscription, qu’est-ce qu’on avait convenu à propos du maximum de titres réservés ? Il me prenait pour un incapable et rappelait la Ragendorf dans l’heure.
— Il y a une suite ?
Nicolas aurait donné beaucoup pour qu’il n’y en eût pas. Il aurait vu Marcheschi comme un être humain, trop humain et faillible, de quoi retrouver un peu d’estime à son égard. Au lieu de ça, Marcheschi laissa tomber un oui et le fit traîner assez longtemps pour rallumer les ardeurs.
— S’il me restait la plus petite chance de m’en sortir, il fallait la tenter. J’ouvre un nouveau dossier et reprends tous les points de la négociation un par un. Dans une telle urgence, ce qu’on appelle la mémoire devient brutalement un outil de précision dont on ne connaissait pas encore la puissance. Aujourd’hui, pour la première fois de ma vie, j’ai véritablement dialogué avec ma mémoire, je me suis adressé à elle, à haute voix, je l’ai questionnée, en douceur, comme un enfant qu’il faut apprivoiser . Si le secteur est valorisé à 10 % de la capitalisation financière du groupe, avec moins de 2 % après évaluation complémentaire des audits, l’augmentation de capital est de 32 % et les investisseurs externes : X est à 13 %, Y à 12 %, Z à 7,5 %. Si mon inconscient était à l’origine de cette catastrophe, c’est ce même inconscient qui est allé chercher les informations là où elles se trouvaient . Franco avait demandé… 22 %, alors que chez nous, le maximum légal est de 15. Avec l’alinéa 5 comme clause suspensive on obtient la majorité des 2/3, et un siège de plus. J’ai vécu cet étrange phénomène qui consiste à se promener dans un vieux hangar où sont stockées des milliards de fiches en essayant de retrouver les bonnes avec une lampe torche. Il le fallait, sinon le monde s’écroulait ; en tout cas, le mien. Je ne sais pas si je dois remercier Dieu, Sigmund Freud ou les quantités de poisson que j’ai avalées depuis l’enfance, mais le résultat de toute cette histoire est parti en e-mail à Milan, il y a un peu plus de deux heures maintenant. Franco m’a rappelé pour me dire que son boss semblait d’accord sur tout. Et me voilà, fidèle au poste, prêt à prendre un second pastis en votre compagnie.
Pour Nicolas, le pire était sans doute cette touche finale. Pourquoi Marcheschi éprouvait-il le besoin, chaque fois qu’il les gratifiait d’une chanson de geste sur ses propres exploits, de terminer par : Et me voilà, fidèle au poste, prêt à prendre un second pastis en votre compagnie . Après avoir sauvé le monde, il les honorait de sa présence, simples mortels qu’ils étaient, émerveillés par tant de brio et de modestie mêlés ?
Nicolas ne pouvait pas laisser faire ça.
— Pendant de longues années, Alexandre Soljenitsyne écrit des milliers de pages dans la hantise d’une arrestation. Pour économiser le papier et cacher ses textes au K.G.B., il travaille sur de petits carnets verts — le papier blanc lui est interdit — et fait tenir sur chaque page une soixantaine de lignes d’une calligraphie microscopique. Il a quarante-deux ans et un cancer des poumons quand on l’envoie au goulag. Pendant ses huit années de détention, il n’a plus de papier mais continue d’écrire… sans écrire. « Tout homme n’a pas idée de ses capacités, ni de celles de sa mémoire », dira-t-il plus tard. Pour apprendre à mémoriser, il compose des poèmes par série de vingt vers qu’il apprend par cœur, jour après jour. Il s’aide d’un chapelet de prière, dont chaque grain représente une certaine quantité de vers, que les gardiens consentent à lui laisser. Il retient ainsi 12 000 vers, et passe dix jours par mois à les répéter tous afin de faire de sa mémoire un outil de travail unique au monde. C’est avec cet outil, son courage, son talent, sa force de résistance qu’il peut enfin « écrire » de la prose, la garder en tête durant toute la durée de sa détention, pour la restituer, mot à mot, des années plus tard. Alexandre Soljenitsyne a connu les trois plus grands fléaux du siècle, la guerre, le camp, le cancer ; à plus de quatre-vingts ans, son insaisissable écriture manuscrite n’avait toujours pas changé.
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