— Ne me dites pas qu’au lieu de le recharger à l’essence, vous le rechargez avec du parfum !
— Miss Dior. Sinon c’est une infection, dit-elle. Ça brûle aussi bien, et en plus, ça fait une jolie flamme bleue.
Ses yeux aussi étaient bleus, il suffisait d’avoir la curiosité de les regarder, ce qu’il fit, enfin. On ne voyait même que ça et pourtant, elle en jouait peu. Nicolas aurait aimé voir ce visage à la lumière du jour, quelque chose lui disait que ce regard d’acier venait contredire la chaude harmonie de sa peau mate et de ses cheveux châtains. En temps normal, il aurait déjà bafouillé une banalité et détourné le regard, timide, pris au dépourvu, incapable de répondre au charme innocent de cette drôle de fille. Mais ce soir, la cigarette au coin du bec, l’âme en paix, il la regardait en face, sans chercher à meubler le silence avec des phrases toutes faites, et laissait l’instant s’écouler sans avoir besoin d’un temps d’avance sur lui.
— Vous pensez que ça marcherait avec de la vodka ? demanda-t-il.
Elle sourit. Curieux de ce qu’elle buvait, il se pencha vers son verre.
— C’est quoi ?
— Du vin.
— … Du vin ? répéta-t-il, surpris.
— Vous savez, ce liquide rouge et âcre qui modifie les comportements.
— Je ne pensais pas qu’on en trouvait dans les bars. Pour tout vous dire, je suis un débutant.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je ne bois que depuis hier.
— … Vous me charriez, là ?
— Ma première cuite date de la nuit dernière !
Malgré un irrésistible accent de vérité, elle refusa d’y croire.
— Je vous jure que c’est vrai. Ce matin, j’ai même fait connaissance avec la gueule de bois.
— Ça donnait quoi ?
— J’avais envie de quelque chose de gazeux.
— Et alors ?
— J’ai bu du Perrier.
— Efficace ?
— Je n’ai pas émergé de la journée.
— Je ne devrais pas dire ça à un novice, mais l’idéal c’est la bière. C’est triste à dire mais ça marche.
— …?
— Quelle chance vous avez de commencer si tard ! Vous avez un foie de bébé, un estomac à toute épreuve, un système cardio-vasculaire qui ne vous lâchera pas avant longtemps. Si j’étais vous, je ferais un tour du monde des tord-boyaux, ils produisent tous des effets différents et ne vous mènent pas forcément où vous voulez. Je vous sens une âme d’aventurier.
— Votre destination préférée ?
— Je ne bois que du vin. Peu mais rien que du bon. Ici, ils ont une excellente cave, c’est rare dans les bars de nuit.
— Je m’appelle Nicolas Gredzinski.
— Loraine.
Elle portait un fin pull gris, une longue jupe noire qui lui arrivait aux chevilles, des bracelets en pagaille à son poignet droit, des bottines en cuir et toile noires. Ses pommettes saillantes et ses cernes naturels ne trahissaient aucune usure mais donnaient de l’élégance à tout le visage. Sa peau légèrement aurifiée avait des reflets plus mats sur les joues et le front. Une peau de Latine sur des traits slaves. Un visage unique que Nicolas venait de fixer pour toujours dans sa rétine.
— Vous faites quoi, dans la vie ? demanda-t-il.
Et tout s’arrêta net.
Ce moment de grâce inattendu prit fin à cette seconde précise.
Elle demanda combien elle devait, sortit un billet, rangea cigarettes et briquet dans son sac.
— Je ne réponds jamais à aucune question d’ordre privé.
Nicolas, pris de court, ne sut quoi faire pour revenir en arrière, sinon proposer un autre verre qu’elle refusa d’un geste sec. Elle ramassa sa monnaie et quitta le bar sans se retourner.
Avant de rentrer se coucher, Nicolas but une dernière vodka pour vérifier si elle savait aussi bien faire oublier les défaites que fêter les victoires.
Il hésita un long moment entre Décès et Inventaire . Par superstition, il évita le premier sans se résoudre au second et griffonna au marqueur Fermeture exceptionnelle sur un bout de carton. En le scotchant sur la porte vitrée de sa boutique, il se demanda combien de temps il avait le droit de faire traîner l’exceptionnel avant que des clients inquiets ne préviennent la police.
— Nous l’aimions beaucoup, monsieur le commissaire. Je me suis méfiée dès le premier jour où j’ai vu son écriteau, M. Blin n’avait jamais fermé auparavant.
Il imaginait bien Mme Combes jouer ce petit sketch en espérant trouver un corps en décomposition derrière une feuille de Plexi. Héroïne tardive, fière de ses intuitions, peut-être l’occasion rêvée, dans son œuvre peint, de passer de l’autoportrait à la nature morte. Blin ne lui ferait pas ce plaisir, il n’avait besoin que d’une journée pour faire ses recherches et serait rentré avant la soirée. Il ne choisit pas l’itinéraire le plus court pour le centre-ville mais le seul où l’on pouvait apercevoir le ciel, et la Seine qui courait. Fermeture exceptionnelle . L’exceptionnel, c’était cette curieuse sensation de liberté en accrochant l’écriteau. Il venait d’accomplir un acte révolutionnaire, de bousculer l’ordre établi. Si anodin soit-il, ce fermeture exceptionnelle était une onde brouillée dans la transparence d’une vie entière, un secret qu’il ne pouvait déjà plus partager, un mensonge public ; il s’en fallait d’un rien pour en faire un point de non-retour.
Il entra dans les locaux d’un quotidien et se laissa diriger jusqu’au service documentation. On le fit patienter près du distributeur de boissons chaudes, entre un canapé râpeux et un cendrier plein. Intrigué, il scruta le va-et-vient de ceux qu’il prenait tous pour des journalistes. Thierry ne pouvait concevoir l’idée même de travail que comme un exercice de solitude. Si les dieux et les diables lui donnaient la force de construire celui qu’il voulait être, ce serait à coup sûr l’homme le plus seul au monde. Au chaud dans son ermitage, barricadé dans un isolement de forcené, porté par la ferveur de ceux qui pensent que le dehors n’est qu’une illusion. Celui-là vivra incognito parmi ses contemporains, en priant que le subterfuge tienne le plus longtemps possible.
— Je voudrais consulter tous les articles parus dans votre journal sur les détectives privés.
Il prononça détectives privés comme si les mots eux-mêmes étaient fauteurs de trouble et annonciateurs de chaos ; ils entraient en résonance avec fermeture exceptionnelle , Blin les sentait compromettants, délicieusement dangereux. Sans être dupe de sa paranoïa, il la voyait comme le signe de sa détermination et la promesse de prendre au sérieux l’aventure qu’il s’était promis de vivre.
Un café à la main, la documentaliste était à mille lieues d’imaginer tant d’atermoiements ; elle pianota sur un clavier et imprima tous les textes où apparaissaient les mots « détective privé » parus depuis les douze dernières années. Moins d’une heure plus tard, Thierry Blin était installé à une table de la bibliothèque de Beaubourg, entouré de paperasses, un surligneur en main. Il trouva sur place un ouvrage cité dans un des articles — un historique de la profession assez fastidieux qu’il parcourut en vingt minutes — dont la bibliographie exhaustive lui donna d’autres pistes. En début d’après-midi, il en savait déjà bien plus et trouvait même assez piquante cette recherche de renseignements sur les chercheurs de renseignements. Une étudiante vint à son secours, amusée par son côté pataud devant l’écran où défilait une myriade de sites Internet en rapport plus ou moins direct avec le sujet. Son enquête allait plus vite que prévu, il réunissait déjà une documentation impressionnante, le mode d’emploi pour la compléter, les renvois à d’autres articles, plus de références qu’il n’en fallait. Dans une librairie, il commanda L’Agent privé de recherches aujourd’hui , considéré comme le plus fiable sur la profession, ses mythes, ses réalités, sa législation. Il eut le temps de retourner au Cadre bleu pour mettre son dossier à l’abri et déchirer le panneau Fermeture exceptionnelle , certain que personne ne s’était aperçu de son absence.
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