Le moteur se tut enfin. Thierry se promena dans les décombres pour le seul plaisir de les piétiner et quitta le quartier pour toujours.
*
Lehaleur se manifesta plus vite que prévu et lâcha un nom au téléphone, celui de Pierre-Alain Rodier.
— Il nous est arrivé de travailler ensemble. Il est en fin de carrière et cherche un stagiaire pour tromper sa solitude. Il ne vous paiera pas, mais il peut vous apprendre tout ce qu’il faut savoir sur le métier. Je ne vous ai pas recommandé, mais je l’ai prévenu que vous alliez l’appeler.
Sans trop y croire, Blin se laissait porter en attendant le moment où quelque chose l’arrêterait. Il décrocha un rendez-vous dans la semaine.
L’agence de Pierre-Alain Rodier était attenante à son appartement dans un immeuble bourgeois du VIII earrondissement. Une vieille moquette, un bureau avec Minitel, un ordinateur, des encyclopédies, des dossiers en vrac derrière une porte, un petit cadre avec les tarifs de la maison, un autre avec le portrait de Vidocq. Rodier avait cinquante-huit ans, un physique de petit monsieur tranquille, plutôt mince, des cheveux jaunis par le tabac, une moustache grise, des yeux fatigués mais un vrai sourire espiègle. Si Blin joua franc jeu — il était encadreur, il avait envie de changer de métier, quelque chose l’attirait dans celui de détective — Rodier en fit autant — il avait bien moins de patience qu’avant, il avait besoin de compagnie, il voulait transmettre ce qu’il savait avant de tirer sa révérence. Le candidat devait être disponible jour et nuit, week-ends compris. Sur ce dernier point, il ne laissa pas à Blin le temps de discuter les modalités.
— Vous pouvez commencer quand ?
— Assez vite.
— Demain, 7 heures ?
— …?
— 70, rue de Rennes. Ce sera votre première filature.
— Pardon ?
— Il n’y a pas d’autre façon d’apprendre.
C’était donc ça l’alcoolisme ? On lui avait toujours dit que celui qui boit vit mille plaies quotidiennes ; ses vaisseaux, ses organes, sa peau sont rongés, aigres, en proie à une décomposition lente, le corps entier exsude une odeur âcre, tout ça conduit en droite ligne au lamentable, jusqu’au définitif, ce jour où, au-dessus de la tombe du malheureux, on entend dire : il buvait. Pour Nicolas, tout ceci n’était rien comparé au vrai drame de l’alcoolique, cette détresse au fond du cœur dès qu’il ouvre l’œil, le remords d’avoir été enfin heureux, la veille. Au bout du compte, c’était bien la seule chose qui fût trop cher payée. On devrait interdire l’alcool aux angoissés, ce sont des proies faciles : ils ont la faiblesse de croire, l’espace d’un soir, qu’ils ont droit à leur part de bonheur.
Rien n’y faisait, ni la douche brûlante en jet dru sur son front, ni le café, ni l’eau gazeuse, ni l’aspirine, ni le Saint-Esprit, ni la promesse de ne plus jamais y retoucher. Il se jura de ne pas revivre le calvaire de l’interminable gueule de bois. En passant devant la cafétéria, il se souvint d’un conseil à ne pas suivre.
— Une bière, s’il vous plaît.
Il avait commandé son demi sans s’en rendre compte, au milieu du va-et-vient du matin, à l’heure où l’arôme du café se répand dans l’atrium. Il se ravisa et demanda une boîte de Heineken qu’il glissa dans sa serviette d’un geste prudent. À peine entré dans son bureau, il pressa le métal glacé contre son front. Là où la chaleur de la douche avait échoué, il aurait juré que l’étau se desserrait déjà. Il en but plusieurs gorgées, comme de l’eau fraîche après l’effort.
Une seconde plus tard, il sortit de l’ornière et se mit à croire aux miracles.
— Nicolas, tu as un moment ?
Mergault, du service comptabilité, dans l’entrebâillement de la porte, la main sur la poignée, tout impressionné de voir un collègue descendre sa Heineken à grandes goulées.
— Tu peux pas frapper ? Tu n’as jamais vu quelqu’un boire de la bière ? Pas la peine de regarder ta montre, il est exactement 9 h 30 du matin.
Défait, Mergault referma la porte. Sans éprouver le moindre regret, Nicolas but les dernières gorgées, attentif aux effets de l’alcool sur sa détresse, et rien au monde ne pouvait le détourner de cette sensation de délivrance. Il se cala dans son fauteuil, au chaud, les paupières closes, à mi-chemin entre deux univers.
Tout ce dont il se souvenait, c’était d’avoir parlé à une fille dans un bar. S’il n’avait pas tout gâché, il se serait peut-être réveillé près d’elle ce matin. Il aurait vécu la journée entière attendri par son souvenir, imprégné de son parfum. Jamais le hasard ne lui avait permis de vivre un tel moment. Toutes les femmes qu’il avait connues faisaient partie du décor et lui étaient tombées dans les bras selon une certaine logique ; des rencontres qui devaient se faire, certaines planifiées, d’autres pas si surprenantes, des femmes qui étaient là où il se trouvait et le lui faisaient savoir. En aucun cas, il n’était le type qui entre dans un bar pour boire un verre et en ressort avec une femme à son bras. Hier, il avait raté une chance unique de faire partie de cette race-là, celle qu’il admirait depuis toujours.
Et vous faites quoi, dans la vie ?
Pourquoi la fille d’hier avait-elle pris la mouche pour une question si inoffensive ? Nicolas n’était sans doute pas assez ivre pour éviter tous les poncifs que l’on se sent obligé de débiter dans pareil cas, mais la question n’était pas sournoise. Il n’avait même aucune envie de savoir ce que cette femme faisait, il y avait mille choses à connaître avant celle-là.
Et dans la vie, vous faites quoi ?
Son mal de tête venait de là. Remords de n’avoir pas pu s’empêcher d’être celui qu’il avait toujours été, regret de ne pas avoir su être l’homme qui entre dans un bar pour boire un verre et en ressort avec une femme à son bras. Il avait failli être ce type-là, il en avait déjà les gestes, la malice, le sens de l’instant, et parlait presque couramment sa langue. Il essaya de se raisonner : aborder une femme dans un bar, c’était s’embarquer pour une destination brumeuse, la chronique annoncée d’un naufrage, d’un réveil honteux. Ce moment où l’autre n’est plus le seul être au monde mais le seul que l’on aimerait savoir aux antipodes. Un petit moment d’horreur.
Après tout, qu’est-ce que j’en sais ? se demanda-t-il, à juste titre, puisque ça ne lui était jamais arrivé.
La bière s’avérait bien plus efficace que tout le reste, il avait la curieuse impression que son cerveau reprenait sa taille normale. Il sortait peu à peu de sa gangue de fatigue, la journée pouvait commencer.
— Allô, c’est Muriel. Vous ne savez pas où est M. Bardane, j’ai un appel pour lui.
— Il devait rentrer ce matin.
— Je suis ennuyée, ça fait plusieurs fois que cette personne rappelle.
Au moment où il s’y attendait le moins, Nicolas sentit poindre une lointaine et très légère euphorie. Une envie soudaine de faire le malin.
— Qui est-ce ?
— M. Vernaux, de la société Vila pharmaceutique.
— Passez-le-moi.
— … Mais… C’est un appel pour M. Bardane…
— Je me tape le suivi du dossier et j’aimerais éviter de tout planter en dernière minute parce que monsieur n’est pas là.
À l’occasion de leur fusion avec la société Scott, les produits pharmaceutiques Vila avaient fait un appel d’offres à plusieurs agences de communication, dont la Parena, pour la création de leur identité visuelle, qui incluait la recherche d’un nouveau nom et d’un nouveau logo. Bardane avait fait plancher ses graphistes sans leur donner de plan précis, les obligeant à improviser.
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