— Je ne veux pas savoir qui vous êtes, juste boire un verre.
Ses yeux clairs acceptaient déjà, mais Loraine le laissa poireauter un moment avant de l’inviter à s’asseoir. Il se promit de rester lucide afin d’éviter les malentendus de la veille.
— Le réveil a été dur ?
— J’ai suivi votre conseil : j’ai bu de la bière, tout le reste a défilé à une vitesse folle. J’ai la curieuse impression d’avoir vécu trois journées au lieu d’une.
— Vous croyez tout ce qu’on vous raconte dans les bars ?
— J’ai enfin compris ce que tout le monde sait depuis toujours : le poison est dans le remède et vice versa. Le plus pénible, c’est le regard noir des collègues.
— Ce ne sont pas les seuls qui vous donneront mauvaise conscience, il y a aussi la famille et les amis, sans parler des enfants.
Ne pas conclure trop vite qu’elle a une famille et des enfants.
— Il ne faut pas leur en vouloir, ajouta-t-elle, ceux qui vous aiment s’inquiètent de vous voir boire, seuls ceux pour qui vous ne comptez pas sont rassurés.
— Rassurés ?
— Les malheureux qui n’ont rien de particulier à vivre, à aimer, à penser, ou à donner, n’ont plus qu’une dernière petite joie dans la vie : les vices des autres. Vous voir boire les rassure, ils ne sont pas encore tombés si bas.
Sans se le formuler aussi clairement, c’était exactement ce qu’il pensait de Mergault qui l’avait surpris, une canette à la main.
— Un autre conseil, mais celui-là suivez-le : quoi que vous fassiez, soyez discret. Pas à cause d’un sentiment de honte, juste pour les priver de ce plaisir.
Au contact de Loraine, tout lui semblait possible, surtout l’extravagant. Il avait besoin de cette fantaisie dans son existence comme il avait besoin des forces vives contenues dans un verre de vodka.
Hasards et petits plaisirs de la conversation ; le sérieux côtoyait l’anodin, une anecdote chassait l’autre, et Nicolas se laissait prendre dans cette joyeuse spirale sans plus accorder d’attention aux indices « d’ordre privé ». Deux heures plus tard, au détour d’une phrase, il évoqua sa camarade Cécile « capable de dessiner un plan de coupe du métro Châtelet, avec toutes ses sorties » et l’éleva au rang de « génie du dessin industriel ». Loraine s’arrêta au mot « génie », terme à manier, selon elle, avec beaucoup de précautions. Tous deux se mirent à tourner en orbite autour de l’idée de génie et leur dialogue trouva un second souffle.
— Le génie c’est ma partie, dit-elle, j’en fais collection.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— J’en ai plein les étagères de ma bibliothèque. Je prends soin d’eux, je reste à l’affût de tout ce que je ne connais pas, j’en trouve parfois de nouveaux, mais ils se font rares.
— Et qu’appelez-vous de façon si catégorique, le « génie ».
— Rien de personnel, mon acception est celle du dictionnaire. Je fais référence aux génies répertoriés, les fameux, les indiscutables, Mozart, Shakespeare, Léonard et les autres, les au-dessus de tout soupçon, ceux devant lesquels on est forcés de s’incliner. Je lis tout ce que je peux trouver sur la question, rien de très ardu, des biographies, des études accessibles à quelqu’un comme moi, je me renseigne sur leur trajectoire, sur certains moments de leur vie, je compile des anecdotes que je refourgue à mon entourage.
— Vous faites cette collection depuis combien de temps ?
— Depuis que j’ai quinze ou seize ans. N’étant ni une artiste ni une scientifique, je n’ai pas peur de leur ombre. Par-dessus tout, j’aime l’idée de précocité, de talent poussé à l’extrême, de capacité de travail infinie. Chacun d’eux est une revanche face à la mauvaise foi environnante, à la fainéantise généralisée, à l’indigence universelle. Ce sont des remparts contre l’autosuffisance et le mépris pour autrui. Chacun d’eux me force à me regarder, à comprendre mes limites et à les accepter.
Nicolas l’écoutait, les bras croisés, le regard fixe, touché par sa façon si élégante de parler d’elle sans rien raconter de sa vie — il avait juste appris au passage qu’elle avait une bibliothèque et un entourage — mais en laissant son cœur s’exprimer sur ce qui lui semblait fort.
— Loraine, je vous offre le prochain verre si vous choisissez un des plus beaux fleurons de votre collection pour me le raconter.
— Vous êtes fou ! rit-elle, ça peut nous prendre longtemps.
Il commanda une vodka et un verre de sancerre blanc.
— J’ai toute la nuit.
Ils avaient franchi plusieurs caps mais celui-là était l’un des plus délicieux : ce moment où chacun sent que l’autre n’a aucune envie d’être ailleurs.
— Choisissez dans ma collection, je n’ai pas de préférence. Shakespeare ? Beethoven ? Pascal ? Michel-Ange ?
Il avait toute la nuit, mais elle serait courte.
Nadine s’inquiétait de l’insomnie de Thierry. Il prétexta n’importe quoi, et ce n’importe quoi sonnait bien mieux que la vérité. La vérité était, de loin, la chose la plus folle, la moins avouable, elle ressemblait à une mauvaise blague ou à une divagation échappée d’un demi-sommeil : j’ai rendez-vous demain matin pour une filature.
Une quoi ? Une filature ? Ça n’existe pas, les filatures, c’est bon pour une littérature à trois sous, un cliché de film américain, un fantasme de paranoïaque, mais ça n’existe pas dans la vie réelle. Vers les 4 heures du matin, Blin redescendit sur terre et retrouva sa petite peau d’artisan qui vivait dans un monde où l’on ne suit pas les gens dans la rue. Ce monde-là existait-il vraiment ? Des hommes et des femmes demandaient-ils à des Rodier de connaître les secrets d’autres hommes et d’autres femmes ? Il ne connaissait personne dans son entourage qui eût fait appel à un détective privé et n’avait jamais entendu un seul témoignage direct, pas même une anecdote. À 4 h 20, il se voyait comme la victime d’une farce où il s’était fourvoyé tout seul. Ne vous inquiétez pas, je serai là , avait dit Rodier ; c’était l’une des phrases les plus inquiétantes que Thierry eût jamais entendues. Il se colla contre le dos de Nadine pour effleurer sa nuque de ses lèvres et poser les mains sur ses hanches, et pourtant, aucun couple au monde n’avait été séparé par une telle distance. Nadine aurait pu lui pardonner d’avoir perdu ses économies au poker, couché avec sa meilleure amie, raillé ses photographies en public, mais comment lui pardonner de l’exclure à ce point de sa vie, de ses rêves qui devenaient réalité ?
— Tu te lèves…? Déjà ?
— Au lieu de tourner en rond, autant aller à la boutique, j’ai du boulot qui s’est accumulé.
— Embrasse-moi.
Ils échangèrent un baiser d’une tendresse inattendue. Durant ces quelques secondes, il faillit se recoucher près d’elle et oublier toute cette folie.
*
Le métro de 7 heures. Celui du silence, des bâillements, des yeux mi-clos. Le soleil se levait à peine quand il sortit de la station Saint-Germain, il avait dix minutes d’avance. Rodier était déjà là, dans sa petite Volkswagen bleue, garée en face du 70, rue de Rennes. Blin prit place sur le siège passager, ils se serrèrent la main en silence. L’habitacle était propre, bien rangé à l’avant, un peu plus en désordre sur la banquette arrière où s’entassaient magazines et paquets de biscuits entamés. Rodier portait les mêmes vêtements que la veille, un pantalon beige et une veste en cuir noir. Il arborait un sourire de prêtre, discret, rassurant.
— Il n’y a pas de café devant le 70. Nous allons devoir rester dans la voiture en attendant qu’il sorte.
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