— Changement de programme, fit Rodier en raccrochant, on a un petit job en voiture.
Et de saisir son blouson sans en dire plus, déjà sur le palier, clé en main. Si l’enthousiasme lui faisait défaut, ses réflexes ne s’étaient pas émoussés. En le suivant dans la cage d’escalier, Blin essaya de l’imaginer à ses débuts.
— C’est une dame que j’ai eue au téléphone dimanche dernier. Elle vit à Rambouillet avec son mari, V.R.P. à la retraite depuis six mois. Elle se demande ce qu’il fait deux après-midi entières par semaine à Paris. Il vient juste de quitter la maison pour se rendre à sa caisse de retraite et ne rentrera que dans la soirée.
— On fait quoi ?
— On y va et on l’attend, c’est à deux pas d’ici.
En moins de dix minutes, ils étaient sur place, rue de Berne, dans le VIII earrondissement. Rodier ralentit en passant devant l’immeuble et chercha une place.
— On a tout le temps, dit-il, un retraité, ça prend soin de sa bagnole et ça ne se gare jamais en double file.
— Et s’il ne vient pas ?
— C’est que les doutes de sa femme sont sûrement justifiés. Il faudra qu’on prenne rendez-vous pour commencer une filature à partir de chez eux.
Rodier gara la voiture à une dizaine de mètres de l’entrée de la caisse de retraite, le jeu de patience allait reprendre, mais cette fois en plein soleil, pendant le rush du déjeuner ; même si leur présence lui semblait moins suspecte que ce matin, Blin se demanda encore à quoi pouvaient ressembler deux types dans une voiture à l’arrêt. Il ne trouva qu’une réponse : des détectives en planque.
— Si je suis un élève attentif, plein de bonne volonté, en combien de temps pensez-vous que je sois capable de me débrouiller seul ?
— Comment répondre à ça ? Tout dépend de votre degré d’émotivité et de votre résistance au stress.
— Aucune idée…
— Disons qu’en un an vous pouvez assimiler jusqu’à 60 ou 70 % de ce qu’il faut savoir dans ce métier. Le chemin est plus long pour atteindre les 90. Je dirais personnellement, cinq ans.
Jamais Blin n’avait posé de question plus vague, jamais on ne lui avait fourni de réponse plus précise. Il lui était difficile de s’imaginer voler de ses propres ailes en une petite année, et pourtant, une certitude se dessinait : il se sentait bon élève, et s’il devait changer ses plans en cours de route, une seule chose ne s’émousserait jamais : la folle envie d’exercer.
— D’une certaine manière vous avez de la chance d’être tombé sur moi. Mes collègues les plus aguerris ont le goût du secret et ne délèguent que les affairent bénignes. Si vous êtes prêt à jouer le jeu, je ne vous cacherai rien, et vous progresserez plus vite qu’un autre. Il ne s’agit pas d’être doué ni d’avoir un sixième sens, personne au monde n’est né pour découvrir les secrets d’un inconnu. Il suffit, comme partout ailleurs, d’être attentif et d’y trouver un intérêt personnel. Je ne vous demande pas d’où vient le vôtre, ça ne me regarde pas.
Une manière élégante de ne pas s’exposer au même genre de questions.
— Un petit sandwich ? proposa-t-il.
— Vous ne me ferez pas le coup deux fois, je vais faire les courses.
— Prenez-moi quelque chose au jambon, cru s’il y a, avec une bière.
Thierry en profita pour passer un coup de fil à Nadine au cas où elle aurait cherché à le joindre, ce qui n’avait pas manqué. Il prétexta divers déplacements chez des fournisseurs et lui demanda de ne pas l’attendre pour dîner. Avant de raccrocher, il ne put s’empêcher de lui dire « je t’aime, toi » quand un « je t’embrasse » aurait suffi. La perspective de se séparer d’elle, ou plutôt de la pousser à se séparer de lui, le rendait sentimental.
— On ne fait plus de bons sandwichs nulle part, c’est quand même un comble pour une ville de plusieurs millions d’habitants ! Vous ne trouvez que du pain au Téflon, sous Cellophane, avec du jambon détrempé, une misère. Vous savez, Thierry, ce sont aussi des petites choses comme ça qui me poussent à m’exiler à la campagne. Je suis trop vieux pour les filatures, je suis trop vieux pour bouffer n’importe quoi et, pire encore, je suis trop vieux pour m’indigner que plus rien ne soit comme avant.
Thierry mâchouillait, l’air sceptique :
— Ne me dites pas que ce boulot ne vous apporte plus rien, même pas un petit frisson de temps en temps ?
Rodier se donna le temps de la réflexion. Il voulait venir en aide au candidat en lui donnant ses propres points de repère sans lui fourguer son expérience.
— Frisson, excitation, exaltation, nous ne sommes pas dans ce registre-là. Il est toujours agréable d’avoir la confirmation qu’on ne s’est pas trompé, que notre intuition nous a fait aboutir plus vite. Mais pour trois minutes de gratification, combien d’heures d’emmerdement, le cul dans une voiture !
Cette lassitude que Rodier aimait souligner paraissait impensable à Thierry Blin. Si l’érosion guettait tout type d’activité humaine, combien de milliers d’enquêtes fallait-il avant d’éprouver un sentiment d’usure ?
Tout à coup, le 78 d’une plaque d’immatriculation accrocha le regard de Thierry.
— C’est bien une Datsun grise qu’il conduit, notre retraité ?
— Un bon point pour vous.
Comme pour contredire Rodier, l’homme gara sa voiture en plein sur le bateau, face à l’entrée de la Caisse, et claqua sa portière sans la fermer à clé.
— Un nerveux, fit Rodier.
— C’est le macaron d’une carte d’invalidité sur son pare-brise ?
— Il doit penser que ça lui donne tous les droits. Ça ne va pas nous empêcher de finir notre sandwich.
Sans doute, mais plus question de bavarder gentiment. D’un geste réflexe, Blin ferma rapidement sa fenêtre. Bruno Lemarrecq était arrivé là où les deux autres l’attendaient, tout ça ne devait rien au hasard. Comment pouvait-il imaginer que deux types mâchant des sandwichs épiaient du coin de l’œil la sortie de sa caisse de retraite ?
— Après notre échec de ce matin, je ne suis pas mécontent de le voir, dit Rodier.
Blin ressentit toute l’indécence liée au seul fait d’être présent dans cette voiture, en espérant secrètement que Bruno Lemarrecq ait quelque chose à cacher.
— Il vendait quoi, avant ?
— Des ballons d’eau chaude.
Ils eurent le temps de nettoyer les miettes, de jeter leurs emballages dans une poubelle, de regretter un café, et Bruno Lemarrecq ressortit pour s’engouffrer dans sa voiture.
— C’est déjà difficile de suivre un copain en voiture, dit Blin, mais si en plus c’est à l’insu du conducteur…
— En voiture, ce sont les cinq premières et les cinq dernières minutes les plus pénibles. Le reste du temps, j’essaie de laisser une troisième voiture intercalée entre la sienne et la mienne. À moins que le type n’ait de très sérieuses raisons d’être paranoïaque, il n’y voit que du feu.
Lemarrecq rejoignit une artère et ne la quitta plus pendant un bon kilomètre ; Rodier laissa une Toyota rouge les dépasser et leur servir d’écran. Blin regardait partout ailleurs que dans la direction de la Datsun, comme s’il avait peur de croiser le regard du type dans son rétroviseur, ce qui fit sourire Rodier. La Toyota bifurqua vers la droite et la voiture de Lemarrecq se trouva à nouveau en ligne de mire.
— Jusqu’à présent, c’est la direction de Rambouillet.
— Et s’il rentre chez lui, on fait quoi ?
— On suit. Il a peut-être des habitudes dans son quartier, c’est fréquent. Vous connaissez le fameux cas de « l’adultère du mari sur le mur mitoyen ».
— …?
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