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En ce jour pitoyable, le plateau sur les rails du self, il se surprit à répondre « Je ne sais pas » à la question « Poulet basquaise ou hachis ? » Sans y parvenir, il essaya de donner le change auprès de ses camarades de table, personne ne chercha à en savoir plus, et tous évoquèrent, un par un, ce qu’ils avaient vu, la veille, à la télévision. Puis ils passèrent à la cafétéria où Gredzinski prit le double express de la dernière chance avant de remonter dans son bureau.
Le chantier qu’il voyait de sa fenêtre — le secteur Téléphonie du Groupe — avançait à une vitesse folle. La Parena se consolidait de mois en mois, gagnait du terrain et chassait dans tous les secteurs avec une férocité qu’on citait en exemple dans les écoles de commerce. Nicolas passait la moitié de sa vie au 7, allée des Muraux, à Boulogne, une adresse désuète qui cachait un empire sur les bords de Seine. Trois bâtiments : un ovale qui abritait le secteur Environnement et la direction générale, un autre l’Électronique, et le troisième, plus modeste, la Communication, dont Nicolas dépendait. On trouvait, sur l’esplanade arborée, au centre des trois blocs de verre, un café, le Nemrod, une supérette et une maison de la presse. Une gigantesque passerelle surplombait les boulevards extérieurs et reliait la majorité du personnel au R.E.R. Distribution des Eaux, Publicité, Câble, Satellite, Énergie, Informatique, et désormais Téléphonie, le siège parisien du Groupe comptait 3 200 employés, dont un petit homme déprimé qui n’avait pas mérité ça. Magda entra dans son bureau pour lui demander ses dates de vacances. Pris au dépourvu, Nicolas répondit qu’il devait attendre le retour de son chef de service. Comme chaque année, ses vacances dépendaient de celles de Bardane qui aimait se décider en dernière minute : un privilège de directeur de clientèle.
— Tu peux pas l’appeler ?
— Si je le dérange pour une histoire de vacances, il va me prendre pour un dingue. Il est chez un client, à Avignon.
Plus précisément à Gordes, dans la magnifique maison de campagne d’un ami : inauguration de la piscine. Bardane s’était absenté du jour au lendemain sans laisser à son assistant le quart des informations requises sur le dossier Vila. Simple oubli ou rétention, Nicolas n’essayait plus de comprendre. Depuis trois ans, il jouait son rôle d’interface entre Bardane et l’équipe de graphistes, relisait les contrats, contrôlait les maquettes, supervisait les projets, présentait les devis, et ainsi de suite.
— Repasse demain matin, Magda, il sera rentré. Il a réunion de direction à 16 heures.
— Tu comptes aller où, cet été ?
— Si j’ai deux semaines en août, je crois que je vais accepter l’invitation d’un couple d’amis qui loue une maison dans les Pyrénées.
— Comme l’année dernière ?
Magda avait bonne mémoire, il le lui fit remarquer. Dès qu’elle fut sortie, Gredzinski ferma les yeux très fort pour tenter de discerner les petits monstres qui lui voletaient dans la tête depuis le matin. De minuscules choses imprécises mais bien réelles, bruissantes et bien décidées à s’accrocher. La sonnerie du téléphone le réveilla.
— Monsieur Gredzinski ? M. Jacques Barataud demande à vous parler.
— Jacques quoi…?
— Barataud. C’est personnel.
— Merci, Muriel, passez-le-moi.
Nicolas reconnut Jacot et s’en voulut de s’être laissé surprendre. Comment avait-il pu oublier qu’il s’appelait Jacques Barataud ?
— Comment ça va, Gred ?
La question était bienveillante et la réponse impossible. Comment parler d’un mal de crâne à un homme atteint du cancer ? Jacot n’avait rien de spécial à raconter, il appelait uniquement pour parler de ça .
Quelques mois plus tôt, l’autorité naturelle de Maître Jacques Barataud, avocat au barreau de Paris, rassurait ses clients et déstabilisait ses adversaires. Il avait tiré Nicolas des griffes de la justice lors d’un procès en responsabilité civile qui le mettait en cause injustement. La scène s’était déroulée comme un gag de cinéma, mais personne n’avait ri. Nicolas, à vélo sur un chemin de terre, débouche sur une petite route en prenant toutes les précautions nécessaires. Une voiture arrive à grande vitesse, le double et, par excès de prudence, fait une légère embardée qui effraie une famille de cyclistes cheminant en sens inverse ; le fils aîné freine d’un coup sec, son petit frère vient le percuter et tombe, la tête la première, dans le fossé. La voiture est loin quand les parents, paniqués, ont déjà intercepté Nicolas, téléphoné à la gendarmerie, à leur assurance, et à leur avocat. Tout ce beau monde remonte la chaîne de la culpabilité et, faute de mieux, les regards se tournent vers Nicolas Gredzinski en personne.
Ce fut le début d’une période kafkaïenne dont ses nerfs fragiles se seraient bien passé. L’enfant avait une grosse bosse, mais les parents avaient dramatisé l’événement jusqu’à réclamer des dommages et intérêts exorbitants. Bouc émissaire de toute l’affaire, Nicolas fut pris dans un engrenage, personne ne songea à remettre en question sa « faute grave », et il vit s’entrouvrir les portes de l’enfer, en l’occurrence celles de la prison. Il ne connaissait pas d’avocat et s’était souvenu d’un copain de lycée qu’il avait revu, par hasard, bien des années plus tard : maître Barataud. Il fut assigné devant le tribunal de grande instance, le procès eut lieu un an plus tard, et maître Barataud réussit à incriminer l’automobiliste et la réaction disproportionnée du grand frère qui avait fait chuter le petit. Pour Nicolas, le cauchemar se terminait. Cette année-là, son angoisse avait gagné un peu plus de terrain chaque jour, au point d’être prioritaire sur tout le reste, sur la vie même ; une dépression qui n’osait pas dire son nom. Maître Barataud, devenu Jacot, avait su être présent aux bons moments, sa parole avait le pouvoir de calmer une machine d’anxiété qui pouvait s’emballer à chaque instant, surtout la nuit.
— Jacot ? Je te réveille ? Je sais qu’il est tard mais… Tu crois que je vais aller en prison ?
— … Non, Nicolas. Tu n’iras pas en prison.
— Je sens dans ta voix comme une volonté de me rassurer, mais tu n’en crois pas un mot.
— J’ai la voix d’un type qui se réveille à 3 heures du matin.
— Je vais y aller ou pas ?
— Non. C’est impossible, pas dans un cas comme celui-là.
— Et si le juge est un type dont le fils a été victime d’un accident de la route ? Il voudra se venger sur moi.
— …?
— Tu ne parles plus, là… Tu n’avais pas prévu un cas pareil.
— Non, je n’avais pas prévu un cas pareil. Mais ça ne changerait rien. Tu n’iras pas en prison. Même si tu écopais du maximum prévu, tu n’irais pas. Tu me fais confiance ?
— … Oui.
— Je dois raccrocher, je plaide demain.
— Jacot ! Une dernière question : quelle est la différence entre « Centrale » et « Maison d’arrêt » ?
Aujourd’hui, Nicolas avait beau se sentir redevable, il était terrorisé à l’idée de parler de ça . Il ne savait ni rassurer par la parole ni écouter intelligemment. On sentait la gêne sous ses silences, parfois la panique.
— J’ai eu des résultats hier. Les leucocytes ça va, l’hémoglobine ça va, c’est les plaquettes.
— … Oui ?
— Elles baissent depuis le début de la cure, il y a risque d’hémorragie, ils vont me faire une transfusion.
— …
— Je devais partir un jour ou deux à la campagne pour me remettre des chimios, mais je crois que je vais rester. Tu es là, ce week-end ?
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