— Pourquoi êtes-vous ici ?
— J’aime voyager.
— Qu’est-ce que vous aimez dans la vie ?
— La vie.
— Manger ?
— Les fruits.
— Votre couleur préférée ?
— Le bleu.
— Votre pierre préférée ?
— Les cailloux du chemin.
— La musique ?
— Les berceuses.
— On dit que vous écrivez des poèmes ?
— Je ne sais pas écrire.
— Et le cinéma ? Avez-vous des projets ?
— Non.
— Qu’est-ce que l’amour pour vous ?
Mais tout à coup, Lalla Hawa en a assez, et elle s’en va très vite, sans se retourner, elle pousse la porte de l’hôtel et elle disparaît dans la rue.
Il y a des gens maintenant qui la reconnaissent dans la rue, des jeunes filles qui lui donnent une de ses photos, pour qu’elle mette sa signature. Mais comme Hawa ne sait pas écrire, elle dessine seulement le signe de sa tribu, celui qu’on marque sur la peau des chameaux et des chèvres, et qui ressemble un peu à un cœur :
Il y a tant de monde partout, dans les avenues, dans les magasins, sur les routes. Tant de gens qui se bousculent, qui se regardent. Mais quand le regard de Lalla Hawa passe sur eux, c’est comme si tout s’effaçait, devenait muet et désert.
Lalla Hawa veut traverser ces endroits très vite, pour savoir ce qu’il y a après. Une nuit, le photographe l’emmène dans un dancing qui s’appelle le Palace, le Paris-Palace, un nom comme ça. Pour danser, elle a mis une robe noire décolletée dans le dos, parce que le photographe veut faire des photos.
Là aussi, c’est un endroit qui ressemble aux grandes places vides où il n’y a que les silhouettes des immeubles et les carrosseries des autos arrêtées au soleil. C’est un endroit terrible et vide, où les hommes et les femmes se pressent et grimacent dans l’ombre étouffante, avec les éclairs de la lumière électrique dans les nuages de la fumée des cigarettes, et le bruit du tonnerre qui cogne, qui fait vibrer le sol et les murs.
Lalla Hawa s’assoit dans un coin, sur une marche, et elle regarde ceux qui dansent, leurs visages luisants de sueur, leurs vêtements pleins d’étincelles. Au fond de la salle, dans une sorte de grotte, il y a les musiciens : ils bougent leurs guitares, ils frappent sur les tambours, mais le bruit de la musique semble venir d’ailleurs, pareil à des cris de géants.
Puis elle danse, à son tour, sur l’arène, au milieu des gens. Elle danse comme elle a appris autrefois, seule au milieu des gens, pour cacher sa peur, parce qu’il y a trop de bruit, trop de lumière. Le photographe reste assis sur la marche, sans bouger, sans même penser à la photographier. Au début, les gens ne font pas attention à Hawa, parce que la lumière les aveugle. Puis, c’est comme s’ils sentaient que quelque chose d’extraordinaire était arrivé, sans qu’ils s’en doutent. Ils s’écartent, ils s’arrêtent de danser, les uns après les autres, pour regarder Lalla Hawa. Elle est toute seule dans le cercle de lumière, elle ne voit personne. Elle danse sur le rythme lent de la musique électrique, et c’est comme si la musique était à l’intérieur de son corps. La lumière brille sur le tissu noir de sa robe, sur sa peau couleur de cuivre, sur ses cheveux. On ne voit pas ses yeux à cause de l’ombre, mais son regard passe sur les gens, emplit la salle, de toute sa force, de toute sa beauté. Hawa danse pieds nus sur le sol lisse, ses pieds longs et plats frappent au rythme des tambours, ou plutôt, c’est elle qui semble dicter avec la plante de ses pieds et ses talons le rythme de la musique. Son corps souple ondoie, ses hanches, ses épaules et ses bras sont légèrement écartés comme des ailes. La lumière des projecteurs rebondit sur elle, l’enveloppe, crée des tourbillons autour de ses pas. Elle est absolument seule dans la grande salle, seule comme au milieu d’une esplanade, seule comme au milieu d’un plateau de pierres, et la musique électrique joue pour elle seule, de son rythme lent et lourd. Peut-être qu’ils ont tous disparu, enfin, ceux qui étaient là autour d’elle, hommes, femmes, reflets passagers des miroirs éblouis, dévorés ? Elle ne les voit plus, à présent, elle ne les entend plus. Même le photographe a disparu, assis sur sa marche. Ils sont devenus pareils à des rochers, pareils à des blocs de calcaire. Mais elle, elle peut bouger, enfin, elle est libre, elle tourne sur elle-même, les bras écartés, et ses pieds frappent le sol, du bout des orteils, puis du talon, comme sur les rayons d’une grande roue dont l’axe monte jusqu’à la nuit.
Elle danse, pour partir, pour devenir invisible, pour monter comme un oiseau vers les nuages. Sous ses pieds nus, le sol de plastique devient brûlant, léger, couleur de sable, et l’air tourne autour de son corps à la vitesse du vent. Le vertige de la danse fait apparaître la lumière, maintenant, non pas la lumière dure et froide des spots, mais la belle lumière du soleil, quand la terre, les rochers et même le ciel sont blancs. C’est la musique lente et lourde de l’électricité, des guitares, de l’orgue et des tambours, elle entre en elle, mais peut-être qu’elle ne l’entend même plus. La musique est si lente et profonde qu’elle couvre sa peau de cuivre, ses cheveux, ses yeux. L’ivresse de la danse s’étend autour d’elle, et les hommes et les femmes, un instant arrêtés, reprennent les mouvements de la danse, mais en suivant le rythme du corps de Hawa, en frappant le sol avec leurs doigts de pieds et leurs talons. Personne ne dit rien, personne ne souffle. On attend, avec ivresse, que le mouvement de la danse vienne en soi, vous entraîne, pareil à ces trombes qui marchent sur la mer. La lourde chevelure de Hawa se soulève et frappe ses épaules en cadence, ses mains aux doigts écartés frémissent. Sur le sol vitrifié, les pieds nus des hommes et des femmes frappent de plus en plus vite, de plus en plus fort, tandis que le rythme de la musique électrique s’accélère. Dans la grande salle, il n’y a plus tous ces murs, ces miroirs, ces lueurs. Ils ont disparu, anéantis par le vertige de la danse, renversés. Il n’y a plus ces villes sans espoir, ces villes d’abîmes, ces villes de mendiants et de prostituées, où les rues sont des pièges, où les maisons sont des tombes. Il n’y a plus tout cela, le regard ivre des danseurs a effacé tous les obstacles, tous les mensonges anciens. Maintenant, autour de Lalla Hawa, il y a une étendue sans fin de poussière et de pierres blanches, une étendue vivante de sable et de sel, et les vagues des dunes. C’est comme autrefois, au bout du sentier à chèvres, là où tout semblait s’arrêter, comme si on était au bout de la terre, au pied du ciel, au seuil du vent. C’est comme quand elle a senti pour la première fois le regard d’Es Ser, celui qu’elle appelait le Secret. Alors, au centre de son vertige, tandis que ses pieds continuent à la faire tourner sur elle-même de plus en plus vite, elle sent à nouveau, pour la première fois depuis longtemps, le regard qui vient sur elle, qui l’examine. Au centre de l’aire immense et nue, loin des hommes qui dansent, loin des villes brumeuses, le regard du Secret entre en elle, touche son cœur. La lumière d’un seul coup se met à brûler avec une force insoutenable, une explosion blanche et chaude qui étend ses rayons à travers toute la salle, un éclair qui doit briser toutes les ampoules électriques, les tubes de néon, qui foudroie les musiciens leurs doigts sur les guitares, et qui fait éclater tous les haut-parleurs.
Lentement, sans cesser de tourner, Lalla s’écroule sur elle-même, glisse sur le sol vitrifié, pareille à un mannequin désarticulé. Elle reste un long moment, seule, étendue par terre, le visage caché par ses cheveux, avant que le photographe ne s’approche d’elle, tandis que les danseurs s’écartent, sans comprendre encore ce qui leur est arrivé.
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