Jean-Marie Le Clézio - Désert

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La toute jeune Lalla a pour ancêtres les « hommes bleus », guerriers du désert saharien. Elle vit dans un bidonville, mais ne peut les oublier. La puissance de la nature et des légendes, son amour pour le Hartani, un jeune berger muet, une évasion manquée vers « leur » désert, l'exil à Marseille, tout cela ne peut que durcir son âme lumineuse. Lalla a beau travailler dans un hôtel de passe, être enceinte, devenir une cover-girl célèbre, rien n'éteint sa foi religieuse et sa passion du désert.

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« Est-ce que nous sommes arrivés, est-ce ici, notre terre ? » demandait toujours le guerrier aveugle. L’eau froide du fleuve descendait en cascadant sur les rochers, et la route devenait plus difficile. Puis la caravane arriva devant un village chleuh, au fond de la vallée. Les guerriers du cheikh les attendaient là. Ils avaient dressé leur grande tente, et les cheikhs de la montagne avaient sacrifié des moutons pour recevoir Ma el Aïnine. C’était le village d’Aglagla, au pied de la haute montagne. Les gens du désert se sont installés près des murs du village, sans rien demander. Le soir, les enfants du village sont venus, apportant la viande grillée et le lait caillé, et chacun put se rassasier comme il ne l’avait pas fait depuis longtemps. Puis ils ont allumé de grands feux de cèdre, parce que la nuit était froide.

Nour a regardé longtemps la danse des flammes dans la nuit très noire. Il y a eu des chants aussi, une musique étrange comme il n’en avait jamais entendu, triste et lente, accompagnée du son de la flûte. Les hommes et les femmes du village ont demandé la bénédiction de Ma el Aïnine, pour qu’il les guérisse de leurs maladies.

Maintenant, les voyageurs allaient vers l’autre versant de la montagne, dans la direction de la ville sainte. C’était là peut-être que les gens du désert connaîtraient la fin de leur souffrance, selon ce que disaient les guerriers bleus de Ma el Aïnine, car c’était à Marrakech que Moulay Hafid, le Commandeur des Croyants, avait reçu l’acte d’allégeance de Ma el Aïnine, quatorze ans auparavant. C’était là que le roi avait donné au cheikh une terre, pour qu’il puisse y faire bâtir la maison de l’enseignement des Goudfia. Et puis, c’était dans la ville sainte que le fils aîné de Ma el Aïnine attendait son père pour se joindre à la guerre sainte ; et tous vénéraient Moulay Hiba, celui qu’on appelait Dehiba, la Parcelle d’Or, celui qu’on appelait Moulay Sebaa, le Lion, car il était celui qu’ils avaient choisi pour roi des terres du Sud.

Le soir, quand la caravane s’arrêtait, et que les feux s’allumaient, Nour conduisait le guerrier aveugle là où les soldats de Ma el Aïnine étaient assis, et ils écoutaient les récits de ce qui s’était passé autrefois, quand le grand cheikh et ses fils étaient venus avec les guerriers du désert, tous montés sur les chameaux rapides, et comment ils étaient entrés dans la ville sainte, ils avaient été reçus par le roi, avec les deux fils de Ma el Aïnine, Moulay Sebaa, le Lion, et Mohammed Ech Chems, celui qu’on appelait le Soleil ; ils racontaient aussi les offrandes que le roi avait faites pour que le cheikh puisse bâtir les remparts de la ville de Smara ; et le voyage qu’ils avaient fait, avec des troupeaux de chameaux si nombreux qu’ils recouvraient toute la plaine, tandis que les femmes et les enfants, et les provisions et les vivres étaient embarqués à bord du grand bateau à vapeur qu’on appelait Bachir, et avaient navigué plusieurs jours et plusieurs nuits de Mogador à Marsa Tarfaya.

Ils racontaient aussi la légende de Ma el Aïnine, avec leurs voix qui chantaient un peu, et c’était comme le récit d’un rêve qu’ils avaient fait autrefois. La voix des guerriers se mêlait au bruit des flammes, et Nour voyait par instants la silhouette légère du vieil homme, à travers les volutes de la fumée, pareil à une flamme, au centre du campement.

« Le grand cheikh est né loin, au sud, dans le pays qu’on appelle Hodh, et son père était fils de Moulay Idriss, et sa mère était de la lignée du Prophète. Quand le grand cheikh est né, son père l’a nommé Ahmed, mais sa mère l’a nommé Ma el Aïnine, l’Eau des Yeux, parce qu’elle avait pleuré de joie au moment de sa naissance… »

Nour écoutait dans la nuit, la tête appuyée contre une pierre, à côté du guerrier aveugle.

Quand il a eu sept ans, il a récité le Coran sans faire une faute, alors son père, Mohammed el Fadel, l’a envoyé à la grande ville sainte de La Mecque, et sur le chemin, l’enfant faisait des miracles… Il savait guérir les malades, et à ceux qui lui demandaient de l’eau, il disait, le ciel te donnera l’eau, et aussitôt la grande pluie ruisselait sur la terre… »

Le guerrier aveugle balançait un peu la tête, comme s’il rythmait les paroles, et Nour était lentement entraîné vers le sommeil.

« Alors les gens sont venus de tous les points du désert pour voir l’enfant qui savait faire des miracles, et l’enfant, le fils du grand Mohammed Fadel ben Maminna, mettait seulement un peu de salive sur les yeux du malade, il soufflait sur ses lèvres, et le malade se levait aussitôt et il embrassait la main de l’enfant, parce qu’il était guéri… »

Nour sentait le corps du guerrier aveugle qui tremblait contre lui, tandis qu’il balançait lentement la tête sur ses épaules. C’étaient la voix monotone du conteur et le balancement des flammes et de la fumée ; même la terre semblait bouger selon le rythme de la voix.

« Alors le grand cheikh s’est installé dans la ville sainte de Chinguetti, au puits de Nazaran, près d’Ed Dakhla, pour donner son enseignement, car il savait la science des astres et des nombres, et la parole de Dieu. Alors les hommes du désert sont devenus ses disciples, et on les appelait Berik Al-lah, ceux qui ont reçu la bénédiction de Dieu… »

La voix du guerrier bleu continuait à psalmodier dans la nuit, devant les flammes qui montaient, dansaient, avec la fumée qui enveloppait les hommes et les faisait tousser. Nour écoutait les récits des miracles, les sources jaillies du désert, les pluies qui recouvraient les champs arides, et les paroles du grand cheikh, sur la place de Chinguetti, ou devant sa demeure de Nazaran. Il écoutait le commencement de la longue marche de Ma el Aïnine à travers le désert, jusqu’à la smara , la terre des broussailles, où le grand cheikh avait fondé sa ville. Il écoutait la légende de ses combats contre les Espagnols, à El Aaiun, à Ifni, à Tiznit, avec ses fils, Rebbo, Taaleb, Larhdaf, Ech Chems, et celui qu’on appelait Moulay Sebaa, le Lion.

Ainsi, chaque soir, la même voix continuait la légende, comme cela, en chantonnant, et Nour oubliait où il était, comme si c’était sa propre histoire que l’homme bleu racontait.

De l’autre côté des montagnes, ils sont entrés sur la grande plaine rouge, et ils ont marché vers le nord, allant de village en village. À chaque village, des hommes au regard fiévreux, des femmes, des enfants venaient se joindre à la caravane, et prenaient la place de ceux qui étaient morts. Le grand cheikh allait au-devant, sur son chameau blanc, entouré de ses fils et de ses guerriers, et Nour voyait au loin le nuage de poussière qui semblait les guider.

Quand ils arrivèrent devant la grande ville de Marrakech, ils n’osèrent pas s’approcher et ils établirent leur camp près du fleuve desséché, au sud. Pendant deux jours, les hommes bleus attendirent, presque sans bouger, à l’abri de leurs tentes et dans les huttes de branches. Le vent chaud de l’été les couvrait de poussière, mais ils attendaient, toutes leurs forces étaient pour attendre.

Enfin, le troisième jour, les fils de Ma el Aïnine sont revenus. À côté d’eux, monté sur un cheval, il y avait un homme de haute stature, vêtu comme les guerriers du Nord, et son nom a couru sur toutes les lèvres : « Moulay Hiba, celui qu’on appelle Moulay Dehiba, la Parcelle d’Or, Moulay Sebaa, le Lion. »

Quand le guerrier aveugle a entendu son nom, il s’est mis à trembler, et des larmes coulaient de ses yeux brûlés. Il a couru droit devant lui, les bras écartés, en poussant un long cri, une sorte de gémissement aigu qui déchirait les oreilles.

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